Regroupement : Élément d’une stratégie révolutionnaire

par Denis Godard

15 septembre 2009

La crise économique prolongée du capitalisme a ouvert une crise de domination de la classe dirigeante sur toutes les couches sociales. Le développement des résistances ouvre l’opportunité d’une recomposition de la société. Cette recomposition, dont le regroupement politique est un maillon, est une nécessité absolue pour renverser la domination de la bourgeoisie et ouvrir la voie au socialisme. [1]

Il y a deux manières, chez les révolutionnaires, de poser la nécessité du regroupement politique à gauche.

La première est fondamentalement défensive, elle répond essentiellement à une stratégie de résistance. Le regroupement permet de répondre à l’ampleur de l’offensive des classes dirigeantes, à la crise du mouvement ouvrier et la faiblesse des révolutionnaires.

Cette façon de poser la nécessité du regroupement a plusieurs défauts.

Elle induit un raisonnement par étapes. Regroupons d’abord les forces qui s’opposent à l’offensive des classes dirigeantes. En ce qui concerne le parti révolutionnaire nous verrons ensuite. Dans Stratégie et parti, Daniel Bensaïd explique le danger qu’il y a à déconnecter le but et les moyens : « Si on ne pense pas, en effet, que la conquête du pouvoir par la classe travailleuse est possible, si on ne travaille pas patiemment dans cette perspective, alors il est inévitable de glisser en pratique vers la construction d’autre chose. Une organisation de résistance, utile au jour le jour, dans le meilleur des cas… Mais le renoncement au but final ne tardera pas à dicter des accommodements pseudo-réalistes dans la lutte quotidienne même…Ou encore d’une organisation pour les surlendemains, qui commence par se poser en championne du combat contre les dégénérescences bureaucratiques à venir, faute de pouvoir affronter les tâches du jour.  » [2] Cette manière d’envisager le regroupement a tendance à le limiter à des accords avec des appareils de courants ou de partis que l’on veut entraîner.

Elle repose sur une vision mécanique : dans la réalité elle ne voit que la domination et pas les contradictions de celle-ci, « à un moment où d’après les paroles de Marx n’apparaît dans la misère du prolétariat, non plus seulement la misère elle-même, mais au contraire, l’aspect révolutionnaire "qui renversera la vieille société" ». [3]

Cet article défend l’idée que la question du regroupement se pose dans le cadre d’une stratégie révolutionnaire. C’est ce qui explique que l’organisation révolutionnaire est un acteur absolument central de sa réussite :

[D]ans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois [les communistes] représentent toujours les intérêts du mouvement dans son ensemble. Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui entraîne toutes les autres ; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien. [4]

Une conjonction historique

La campagne sur la Constitution européenne a dégagé l’expression politique d’une véritable différenciation sociale, le clivage le plus significatif étant celui de classe. [5]

Cette différenciation sociale est entrée en contradiction ouverte et flagrante avec les institutions censées ‘représenter’ la société, révélant leur caractère de classe. Sans surprise on a trouvé ainsi, dans une campagne agressive pour le ‘oui’ aux côtés du Medef, l’appareil d’Etat avec toutes ses prérogatives et tous les grands médias. [6]

Pour nous, cette réalité de la domination par la classe dirigeante de la société n’est pas étonnante. Elle a ses bases économiques dans les rapports de production là où il n’est même pas question de démocratie formelle, ses représentations politiques avec l’UMP et l’UDF, ses structures de domination avec l’Etat ou les médias, ses relais au sein de notre classe avec les directions réformistes et les bureaucraties syndicales. Une fois par mois, à Paris, le club Le Siècle « rassemble la quintessence du pouvoir politique, économique, médiatique voire intellectuel ou syndical » [7] loin des yeux et des oreilles du ‘peuple’. Dans ce club dont les membres sont sélectionnés se retrouvent ainsi aussi bien les plus grands patrons du capital financier et industriel que les patrons de l’édition mais aussi Serge July, Jean-Marie Colombani, Laurent Joffrin et Patrick Poivre d’Arvor, Nicolas Sarkozy et Dominique Strauss-Kahn ou Lionel Jospin, Nicole Notat et Thierry Breton.

Ce qui est qualitativement nouveau avec la campagne sur la Constitution est d’abord que cette structure de classe est apparue au grand jour de manière presque indécente.

C’est le propre de toute société divisée en classes qu’une classe n’existe, ne se structure, n’opère, ne se révèle qu’en opposition avec une autre classe. La classe dominante n’existe que parce qu’existe une classe dominée. Plus la classe dominée se met à lutter pour ses propres intérêts et plus les intérêts communs de la classe dirigeante et ses structures de domination se révèlent pour ce qu’ils sont. C’est parce que le ‘non’ a commencé à démontrer son audience, sa capacité à fédérer certaines exigences de classe que l’appareil de la classe dirigeante s’est mis en branle plus ouvertement. C’est une nouvelle démonstration de ce que la lutte développe en quelques semaines les conditions d’une clarification dans la conscience de millions de travailleurs que le combat politique quotidien n’a pu faire en plusieurs années.

Il nous faut comprendre et expliquer d’abord que cela n’est pas accidentel ou conjoncturel mais en relation avec une tendance de fond de l’évolution actuelle du capitalisme.
Cette sorte de ‘cohésion’ de la classe dirigeante, son mépris ouvert pour les formes démocratiques, n’est pas une simple réaction au développement d’un mouvement de résistance (les deux éléments interagissent plutôt dans le cadre d’une tendance globale). Si c’était le cas cela pourrait même être un argument, parfois explicitement repris par le sens commun, pour la passivité : arrêtons de résister et ceux qui nous dominent arrêteront de nous frapper.

Le lien entre l’Etat et le Capital, la tendance à la fusion entre les différentes sphères de la domination (sociale, politique et idéologique), le renforcement de tous les aspects sécuritaires de la domination au détriment du consensus, ces différents aspects sont liés au développement de la concentration du Capital, au développement de la crise de l’accumulation et à l’exacerbation de la concurrence sur le marché mondial. C’est une caractéristique de la phase de l’impérialisme telle que l’a décrite Boukharine.

C’est ce qui explique que toute stratégie se donnant comme objectif un changement fondamental de la politique de la classe dirigeante est suicidaire. Aucun accord stratégique ne peut-être trouvée avec la gauche qui a défendu le oui à la Constitution. Dans certaines limites la classe dirigeante peut changer sa tactique, mais elle ne modifiera pas son orientation fondamentale dans les années à venir. C’est le facteur fondamental qui explique la continuité voire l’accélération de la politique de la droite au gouvernement après le 29 mai (même si des divergences tactiques s’expriment en son sein dont les ambitions rivales de Villepin, Sarkozy ou Bayrou ne sont qu’un reflet).

Il nous faut ensuite comprendre que, si la campagne a servi de révélateur, le terrain avait été préparé par le développement de la résistance depuis plusieurs années (ce qui illustre ce principe de la dialectique selon lequel une accumulation de changements quantitatifs se transforme en changement qualitatif).

Mais ce qu’a peut-être révélé de plus important le résultat de cette campagne, c’est la crise de la capacité de la classe dirigeante à imposer ses valeurs aux couches sociales qu’elle domine. Car malgré l’exercice indécent de ses structures de domination, une majorité a voté ‘non’. Vulgairement parlant, cette fois, ça n’a pas marché.

L’affaiblissement de l’hégémonie de la classe dirigeante sur les couches populaires s’est développé sur un long terme (pour des raisons qui ne se limitent pas à la montée de la résistance et qu’il serait trop long de traiter ici). Il suffit de citer comme symptômes l’abstention aux élections, la méfiance envers les médias et les partis traditionnels ou le recul de l’adhésion à l’école.

Et cet affaiblissement a entraîné une différenciation aussi à l’œuvre au sein même de l’intelligentsia entre les ‘intellectuels du pouvoir’ (décrits significativement comme ‘intellectuels médiatiques’) et des intellectuels "résistants" [8]. L’audience obtenue par ces derniers est un autre indice (en même temps qu’une conséquence) de cette crise de l’hégémonie de la classe dirigeante. [9]

C’est cette conjonction ‘historique’ de la crise structurelle du capitalisme, de la crise de l’hégémonie de la classe dirigeante sur la société et du développement d’un mouvement de résistance qui crée une situation particulièrement favorable pour ceux et celles qui défendent des perspectives révolutionnaires et qui fait de la question du regroupement un élément stratégique dans cette perspective.

Combat pour l’hégémonie

Il en découle que nous ne devons pas seulement nous féliciter des développements de la lutte et des crises de la classe dirigeante. Deux siècles de capitalisme nous ont suffisamment convaincus qu’il n’y avait pas de fatalité révolutionnaire et que, sous la domination du capitalisme, le pire est toujours sûr.

Ces dix dernières années ont certes marqué un changement radical qu’il y a danger à sous-estimer dans notre camp. Aux fragmentations héritées du reflux suivant les luttes des années 1960 et 1970, le mouvement a substitué une dynamique de convergence des thèmes et des luttes. Cela a créé les conditions pour des bouleversements et des recompositions, aussi bien théoriques qu’organisationnelles dont nous ne vivons que les frémissements aussi vrai que la conscience retarde toujours sur les tendances à l’œuvre dans la réalité objective. Mais le présent est toujours une tension entre le passé et l’avenir. La dynamique actuelle pointe vers l’avenir mais nous n’en réaliserons le potentiel qu’à condition de connaître sur quelle réalité, héritée du passé, cette dynamique opère. Ce n’est qu’à cette condition que nous pourrons favoriser tout le potentiel révolutionnaire qu’elle contient.

Dans le combat qui se mène, les canaux par lesquels la classe dirigeante assure sa domination au travers du consensus (ce que Marx appelle les superstructures de la société) sont en crise. Cela ne signifie pas qu’ils soient détruits. Le révolutionnaire italien, Antonio Gramsci, tirant les leçons de l’échec de l’extension de la révolution russe, expliquait ainsi :

Cet enthousiasme qui, bien canalisé en Russie, jetait les masses dans la rue en un élan révolutionnaire, s’est empêtré, en Europe centrale et occidentale, dans les superstructures politiques liées au caractère plus avancé du développement capitaliste, rendant plus lente et plus prudente l’action des masses et exigeant donc du parti révolutionnaire toute une stratégie et une tactique à long terme, infiniment plus complexes que celles qui furent nécessaires aux bolcheviks durant la période de mars à novembre 1917. [10]

Gramsci a repris et développé ce que Lénine a commencé à argumenter à partir de 1918 :

Il faut bien se rendre compte, que la révolution socialiste mondiale dans les pays avancés ne peut pas être envisagée avec cette même facilité qui fut celle de la révolution en Russie, pays de Nicolas et de Raspoutine […] Engager le processus révolutionnaire, sans la moindre préparation, dans un pays où le capitalisme en se développant a donné à tous les citoyens, jusqu’au dernier, une culture et un sens de l’organisation démocratique, serait une erreur, une absurdité. [11]

Cela impose qu’existent les éléments d’une autre structuration (sociale, politique et idéologique) de la société :

Le métallo, le menuisier, ouvrier du bâtiment, etc., doivent penser non seulement en tant que prolétaires et non plus en tant que métallo, menuisier, ouvrier du bâtiment, etc., mais il leur faut encore accomplir un pas de plus ; il doivent penser en tant qu’ouvriers, membres d’une classe qui se propose de diriger les paysans et les intellectuels, un classe qui ne peut vaincre et instaurer le socialisme que si elle a l’accord et le soutien de la grande majorité de ces couches sociales. Si l’on n’y parvient pas, le prolétariat ne peut pas devenir une classe dirigeante, et ces couches, restant soumises à la domination bourgeoise, permettent à l’Etat de résister à l’élan prolétarien et de le briser. [12]

Par ailleurs, cette structuration sera d’autant plus importante que la classe dirigeante va recourir de plus en plus à la force. [13]

La réalité dont nous devons partir c’est que le mouvement ouvrier traditionnel avec ses partis, ses syndicats, ses associations s’est largement décomposé et avec lui un certain mode de structuration de la société face à l’Etat et à la classe dirigeante.
Dans ‘Retour sur la condition ouvrière’, Stéphane Beaud et Michel Pialoux décrivent cette déstructuration du ‘monde ouvrier’ :

Sans vouloir céder ici à l’illusion rétrospective et largement anachronique d’un âge d’or ouvrier - la condition ouvrière a toujours été une condition subie, soumise à la nécessité -, il n’en reste pas moins que les ouvriers du temps de la ‘classe ouvrière’ disposaient d’un capital politique accumulé (les partis ‘ouvriers’, les syndicats), d’un ensemble de ressources culturelles (des associations se référant sans honte au mot ouvrier) et symboliques (la fierté d’être ouvrier, le sentiment d’appartenir à la ‘classe’), qui permettaient de défendre collectivement le groupe, y compris les ‘conservateurs’, limitant ainsi l’emprise de la domination économique et culturelle. Il existait aussi, hors de l’usine, ce qu’on peut appeler une ‘société ouvrière’ qui permettait à ses membres de vivre dans un entre-soi protecteur et rassurant au sein duquel s’épanouissait une culture spécifique […]. Dans ce monde intégré, diverses instances de socialisation (cercles laïques, Jeunesse communiste ou Jeunesse ouvrière chrétienne, colonies de vacances, activités culturelles et de loisir des comités d’entreprise) encadraient la jeunesse dans les zones urbaines et contribuaient à la transmission des mêmes valeurs. Cette longue période durant laquelle l’existence de la classe ouvrière apparut comme une évidence semble aujourd’hui révolue. La ‘classe ouvrière’ en tant que telle a éclaté sous l’impact de différentes forces centrifuges : désindustrialisation de l’Hexagone, perte de ses bastions traditionnels (le Nord et la Lorraine, la Loire, Renault-Billancourt), informatisation de la production et chute de la demande de travail non qualifié, division géographique de l’espace ouvrier, différenciation sexuelle du groupe, déclin continu et accéléré du PCF, perte de l’espoir collectif et diminution corrélative du sentiment d’appartenance à la classe, sans oublier le désintérêt désormais affiché des intellectuels pour tout ce qui touche au monde ouvrier. [14]

Il n’y a pas à idéaliser cette structuration passée du mouvement ouvrier [15]. Car sa forme participait, par certains aspects, à la domination de la classe dirigeante (surtout pendant les Trente Glorieuses). Plutôt que regretter cette décomposition, nous devons être conscients que celle-ci ouvre aussi la voie à une recomposition qui permet réellement le développement de perspectives révolutionnaires.

Par exemple, quand Trotsky décrivait le Parti communiste allemand des années 1920 et du début des années 1930 comme l’avant-garde de la classe ouvrière allemande, c’était certainement là une caractérisation exacte. Non seulement ce parti comptait dans son quart de millier de membres les éléments les plus éclairés, les plus énergiques et confiants de la classe ouvrière allemande, mais il opérait au sein d’une classe ouvrière qui avait absorbé, dans sa vaste majorité, les idées marxistes de base et qui affrontait, surtout après 1929, une crise sociale en train de s’aggraver et qui ne pouvait être résolue dans le cadre de la République de Weimar.

Dans cette situation, les actions du parti étaient d’une importance décisive. Ce qu’il fit ou échoua à faire devait influencer tout le cours ultérieur de l’histoire de l’Europe et du monde. Les dures polémiques des groupes oppositionnels de communistes à l’époque étaient entièrement justifiées et nécessaires. Dans ces circonstances l’avant-garde était effectivement décisive. Pour reprendre la métaphore spectaculaire de Trotsky, tirer la manette de l’aiguillage pouvait changer la route de l’entier et énorme train du mouvement ouvrier allemand.

Aujourd’hui les circonstances sont différentes. Il n’y a pas de train. Il existe une nouvelle génération de travailleurs capables et énergiques mais ils ne font plus partie d’un mouvement cohérent et ils ne travaillent plus dans un milieu où les idées marxistes sont répandues. [16]

Cet article de Duncan Hallas (écrit en 1971 !) qui mérite d’être lu et relu en entier appuie l’objectif décrit en introduction :

En termes humains, il faut créer une couche organisée de milliers de travailleurs, unis dans l’action et dans l’esprit, fermement enracinés parmi leurs camarades travailleurs et partageant la conscience de la nécessité du socialisme et de la façon de l’obtenir. Ou plutôt, il faut la recréer.

Cette tâche, désormais d’une urgente actualité, n’est pas insurmontable parce sa possibilité ne repose pas sur un volontarisme pur de pseudo héros révolutionnaires. Même si les militants de la gauche radicale ne sont pas pour rien dans les différents mouvements qui se sont développés depuis dix ans, la dynamique de ce mouvement s’explique fondamentalement comme processus de grève de masse tel que le décrivait Rosa Luxemburg [17]. Ce processus résulte de l’interaction entre le développement des contradictions du système et la dynamique propre aux résistances elles-mêmes (notamment la confiance engendrée par l’exemple des luttes, le début de généralisation propre à toute confrontation, soit-elle partielle avec la classe dirigeante, les contradictions qui apparaissent entre les idées dominantes telles qu’elles avaient été acceptées et la réalité née du conflit…).

Et cette dynamique soulève et soulèvera de plus en plus les questions politiques et notamment la question politique par excellence, celle du pouvoir [18]. Ce n’est pas un hasard si la CGT a dû prendre position sur le référendum du 29 mai. Par ailleurs le conflit de la SNCM a entraîné un conflit entre d’un côté la direction du PS et celle de la CGT et, de l’autre les marins en lutte faisant resurgir les frontières de la campagne du Non. Hollande et Thibaut acceptent l’ouverture du Capital, tout en la limitant, parce qu’ils acceptent, comme point de départ, la loi du marché et donc la nécessité pour l’entreprise d’être compétitive selon les critères capitalistes.

Luttes, regroupement et parti

La question du regroupement est posée, comme toute question dans une société divisée en classes, comme une combinaison d’éléments offensifs et défensifs : à partir de l’opportunité (élément offensif) et de la nécessité (élément défensif) de recomposition de la société sous hégémonie de la classe ouvrière. Le regroupement est le maillon-clef de cette recomposition. Il s’agit d’organiser politiquement toute une couche de syndicalistes combatifs, de militants associatifs dans les quartiers, d’intellectuels (et au sens large, de jeunes scolarisés) sur la base d’un combat de classe sur toutes les questions. Exposant la position de Trotsky favorable à la construction d’un parti des travailleurs aux Etats-Unis en 1938, Daniel Bensaïd explique :

Aux militants révolutionnaires qui lui demandent pourquoi ils iraient contribuer à fonder un parti réformiste, il répond qu’il ne s’agit pas de créer un parti réformiste, mais un parti de classe, indépendant de la bourgeoisie. Au-delà l’avenir est ouvert. Ce qu’il adviendra de ce parti dépendra de la lutte des classes, des rapports de forces, des expériences, de l’intervention des révolutionnaires en son sein. A ceux qui lui disent : il faut créer un parti des travailleurs avec des références révolutionnaires, il rétorque que c’est abstrait et formel. Dans le contexte de l’époque, si 500 travailleurs assistant à une réunion publique sont prêts à comprendre qu’il faut un parti des travailleurs indépendant, cinq peut-être, pas plus, sont prêts à comprendre qu’il faut détruire l’Etat et combattre le stalinisme. Les cinq peuvent être recrutés à la section de la IVe Internationale, et les 500 au parti des travailleurs. Chacun répond à un niveau de conscience différent. [19]

C’est ainsi qu’on peut définir les tâches auxquelles les révolutionnaires sont confrontés en s’appuyant sur la dynamique actuelle :

- Restructurer la société autour des intérêts de classe, ce qui impose non seulement de favoriser le développement des organisations de lutte mais aussi favoriser leurs liens, leur coordination, leur indépendance vis-à-vis des directions traditionnelles et une agitation permanente pour populariser tout ce qui permet de forger une conscience de classe.
- Favoriser l’émergence autour de l’exigence politique (qu’on l’appelle lutte contre le libéralisme ou défense des intérêts des travailleurs) d’une nouvelle direction politique alternative aux directions traditionnelles du mouvement ouvrier (avec ses aspects organisationnel et idéologique). C’est l’enjeu du processus de création d’une nouvelle force qui sera en lien avec tous les milieux de lutte (et centralement dans les syndicats)
- Renforcer l’organisation des révolutionnaires numériquement et qualitativement mais aussi en termes d’influence politique et idéologique au sein de cette nouvelle direction.
Aucune de ces tâches ne peut se mener de manière indépendante. Il n’y aura pas émergence d’une nouvelle direction politique indépendamment d’une structuration de la société contre la classe dirigeante et l’Etat. Ou alors celle-ci sera stérile/impuissante et ne pourra que se désintégrer sous la pression de ses divergences stratégiques. Mais cette structuration de la société ne pourra se faire ‘spontanément’. Elle nécessite l’intervention coordonnée de toute une couche de militant-e-s dans les entreprises, les facs, les quartiers, organisant le combat d’ensemble contre la classe dirigeante. L’organisation des révolutionnaires ne pourra se développer (aussi bien numériquement que qualitativement) sans se relier de manière vivante à l’expérience politique d’une nouvelle direction tandis que celle-ci ne pourra résister aux pressions de l’idéologie dominante sans l’influence et l’expérience d’une forte minorité révolutionnaire en son sein.

P.-S.

Cet article a été rédigé avant que n’éclatent les émeutes, affrontement direct d’une fraction de la jeunesse avec les forces de répression de l’Etat. Mais ces émeutes témoignent d’une crise plus profonde de la superstructure. L’école qui brûle, pour ces jeunes, c’est celle qui discrimine, celle qui exclue, celle qui humilie. Par ailleurs, à moins de ne pas vouloir considérer ces jeunes comme des alliés dans la lutte contre le capitalisme, ces émeutes soulèvent directement la question du regroupement comme maillon de construction de la société face à l’Etat. En l’absence d’une perspective de reconstruction politique dans les quartiers on en vient rapidement à n’avoir comme seule solution les associations municipales, dans le meilleur des cas, ou la revendication d’une police de proximité dans le pire des cas.

Notes

[1Un débat existe sur la caractérisation que j’avais défendue dans l’intro du n°0 de Que faire  ? de l’actualité de la révolution comme perspective stratégique pour la période. Cet article permettra, je l’espère, d’éclaircir que perspective stratégique ne signifie pas comme conclusion ’tactique’ la préparation de l’assaut révolutionnaire.

[2Daniel Bensaïd, Stratégie et Parti, La Brèche, 1987.

[3Lukacs, Lénine, Ed. EDI, 1971.

[4Marx et Engels, Le Manifeste du parti communiste

[6Voir notamment l’article de Serge Halimi «  Médias en tenue de campagne  », Le Monde Diplomatique, Mai 2005

[8Cf. notamment Le décembre des intellectuels français, Liber-Raisons d’agir, 1998 et Daniel Lindenberg, Le rappel à l’ordre, Éditions du Seuil, 2002.

[9Même si les deux formes de différenciations, différenciation sociale de classe et différenciation au sein de l’intelligentsia ont des liens entre elles, cela ne signifie pas que l’une procède mécaniquement de l’autre même si l’on peut s’accorder sur le fait que la différenciation sociale est la base réelle sur laquelle se développe la différenciation au sein de l’intelligentsia. Rien ne garantit donc l’évolution de cette dernière. Cela est bien démontré par la position de Toni Negri qui a soutenu le camp du ’oui’ au référendum ou l’appel de Noam Chomsky à voter pour Kerry aux élections présidentielles US. Malgré leur évolution la majorité des intellectuels continue de théoriser leur indépendance vis-à-vis des partis confortant ainsi l’idéologie dominante selon laquelle il existe une position (une vérité) en dehors de la lutte des classes. Pour favoriser l’interaction positive de ces deux champs (social et intellectuel) nous devons construire un lien organique entre les intellectuels et la classe ouvrière, construire les ’intellectuels organiques’ dont parle Gramsci.

[10Gramsci. "Lettre", in Togliatti, la Formation du groupe dirigeant du PCI, cité par Maria-Antonetti Macciocchi dans Pour Gramsci, Points Seuil, 1974.

[11Lénine, "Rapport sur la guerre et sur la paix", VIIe Congrès du PCUS, mars 1918.

[13Il y a une autre face à cette situation qui montre que la question du regroupement est aussi une responsabilité. La classe dirigeante est, elle-aussi, confrontée à la nécessité de reconstruire ses structures de domination dans une situation où les contradictions de classe mettront de plus en plus d’obstacles à la médiation par les directions du mouvement ouvrier. Les années 30 ont montré quelles ‘solutions’ (dont le plus extrême fut le fascisme) la classe dirigeante pouvait mettre en œuvre.

[14Stéphane Béaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Ed. Fayard, 1999.

[15Il faudrait développer sur cette question de la classe ouvrière d’une importance :
1) Théorique : les bases sur lesquelles s’articule le discours sur la fin de la classe ouvrière sont elles-mêmes une remise en cause du marxisme. Elles procèdent d’une confusion entre les notions de classe en soi (les bases objectives sont dans les rapports de production) et la classe pour soi (la conscience de classe). Elles ouvrent par ailleurs à une idéalisation du capitalisme. L’aspect dynamique de celui-ci (sa capacité relevée par Marx à révolutionner en permanence le mode de production) ne supprime en rien ses contradictions, sa tendance fondamentale est au contraire de les exacerber. La classe ouvrière évolue, ses caractéristiques changent mais pas sa nature fondamentale. La classe ouvrière est même aujourd’hui, potentiellement, plus large et plus puissante qu’elle n’a jamais été.
2) Stratégique : comme l’écrivait Rosa Luxemburg, polémiquant avec Bernstein, «   Bernstein prétend que la répartition plus juste qu’il souhaite sera réalisée non par le fait d’une nécessité économique contraignante, mais par la libre volonté de l’homme ou plutôt, puisque la volonté elle-même n’est qu’un instrument, par la conscience de la justice, bref, grâce à l’idée de justice. Nous en revenons donc au principe de justice, à ce vieux cheval de bataille que, depuis des millénaires, chevauchent tous les réformateurs du monde entier, faute de plus sûrs moyens historiques de progrès, à cette Rossinante fourbue sur laquelle tous les Don Quichotte de l’histoire ont galopé vers la grande réforme du monde pour revenir déconfits avec un œil au beurre noir   ».
3) Tactique : l’étude qui permet de dégager ce qui reste fondamental et ce qui change est indispensable pour définir une orientation politique et les tactiques appropriées. Le syndicalisme ne peut faire face aux défis des transformations du capitalisme s’il reste dans son champ clos. C’est, par définition, dans les secteurs dépassés par ces transformations que le syndicat a ses bastions. Or un projet d’émancipation ne peut être porté dans le cadre limité de la défense des phases antérieures du capitalisme. L’intervention politique des révolutionnaires dans le syndicat doit articuler la défense des travailleurs des secteurs ’condamnés’ par l’évolution des moyens de production avec celle des droits des ’nouveaux’ secteurs de la classe ouvrière. Seule cette articulation permet une défense collective de toute la classe ouvrière sans céder aux conservatismes (et sans être affaiblie par ailleurs par tous ceux qui condamnent les résistances ouvrières au nom du réalisme et de la modernité) qui sont la base de la domination des bureaucraties syndicales (cf notamment certains aspects des analyses, alors visionnaires, de Serge Mallet dans «  La Nouvelle classe ouvrière  » publié en 1969).)

[16Duncan Hallas, in Parti et classe, Publications L’Étincelle

[17Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicats, Ed. François Maspéro, 1969.

[18Le fait que cette question du pouvoir soit posée sous l’angle unique du gouvernement doit être compris sous peine d’être incapables d’y répondre en révolutionnaires (soit sous forme opportuniste ou sous forme sectaire).
Ce qui nous intéresse là n’est en effet pas le fait que des représentants de la classe dirigeante ou, plus souvent, les dirigeants réformistes, la soulèvent ainsi. S’ils s’adressent sur ce mode aux révolutionnaires, c’est bien parce qu’ils ne peuvent plus esquiver cette question qu’ils n’ont jamais pu résoudre malgré l’astuce de Léon Blum (la distinction entre exercice du pouvoir et prise du pouvoir). Ce qui nous intéresse c’est que nos collègues et une majorité des activistes la posent ainsi. C’est là un reflet de l’idéologie dominante de ne se résoudre à poser la question du pouvoir que dans le cadre de la société telle qu’elle est organisée aujourd’hui. Mais ce qui est fondamental pour nous c’est que cette question ne se pose plus sur une base de passivité mais de volonté d’intervenir dans la nature de ce pouvoir.

Nous devons donc y répondre dans la logique de ce qu’écrivait Trotsky en 1933 à propos de la France : «  Nous, bolcheviks, nous pensons que pour échapper réellement au fascisme et à la guerre, il faut prendre le pouvoir par la révolution et instaurer la dictature prolétarienne. Vous, ouvriers socialistes, vous n’êtes pas d’accord pour vous engager dans cette voie. Vous croyez pouvoir non seulement sauver ce que vous avez conquis, mais encore aller de l’avant dans les voies de la démocratie. Bien. Tant que nous ne vous aurons pas convaincus et amenés de notre côté, nous sommes prêts à parcourir avec vous cette voie, jusqu’au bout. Mais nous exigeons que, la lutte pour la démocratie, vous la meniez non en paroles mais en actes. Tout le monde reconnaît - chacun à sa manière - que, dans les conditions actuelles, il faut une ’pouvoir fort’. Obligez donc votre parti à ouvrir une lutte véritable pour un Etat démocratique fort. Il faut pour cela extirper les restes de l’Etat féodal. Il faut donner le droit de vote à tous les hommes et toutes les femmes de plus de dix-huit ans, soldats compris. Concentrer tous les pouvoirs, législatifs et exécutifs, entre les mains d’une chambre unique. Que votre parti engage une campagne sérieuse sur ces mots d’ordre, qu’il dresse sur leurs jambes des millions d’ouvriers, que, grâce à la poussée des masses, il s’empare du pouvoir. Ce serait, en tout cas, une tentative sérieuse de lutter contre le fascisme et la guerre. Nous, bolcheviks, nous conserverions le droit d’expliquer aux ouvriers l’insuffisance des mots d’ordre démocratiques  ; nous ne pourrions certes endosser des responsabilités pour ce gouvernement social-démocrate, mais nous vous aiderions honnêtement à lutter pour lui  ; avec vous nous repousserions toutes les attaques de la réaction bourgeoise. Plus encore, nous nous engagerions devant vous à ne pas entreprendre d’actions révolutionnaires qui sortiraient des limites de la démocratie - de la véritable démocratie - tant que la majorité des ouvriers ne se serait pas placée consciemment du côté de la dictature révolutionnaire.  »

En adopter la logique ne revient pas mécaniquement à en adopter la forme adaptée, comme toute tactique, à une situation spécifique (et notamment un parti socialiste réellement implanté dans la classe ouvrière).

Oui, nous sommes prêts à lutter pour un gouvernement qui défende réellement les intérêts des travailleurs et nous serions prêts, le cas échéant, à le soutenir avec toutes nos forces contre les attaques qu’il subirait de la part de la classe dirigeante. Mais, dans ce processus nous continuerions d’argumenter pour la prise du pouvoir par les travailleurs ce qui signifie le renversement des institutions actuelles de domination de la classe dirigeante, et en premier lieu son Etat. Par ailleurs nous dirions que, dans la dynamique actuelle de la lutte des classes, la classe dirigeante ne permettrait pas la mise en œuvre d’un programme conséquent de défense des travailleurs et que la lutte pour le pouvoir ne peut aller sans la construction chez les travailleurs et dans la population en général d’organisations capables d’imposer ce programme à la classe dirigeante.

[19Daniel Bensaïd, Stratégie et Parti, ibid.
Le débat sur cette question parmi les révolutionnaires aux Etats-Unis à cette époque est extrêmement instructif pour nous parce qu’il s’agit d’un pays capitaliste développé où le mouvement ouvrier ne s’est pas fondamentalement structuré autour de partis sociaux-démocrates. Les arguments employés par Trotsky en faveur de l’implication des révolutionnaires ont cependant, selon moi, une limite. L’argument principal en faveur d’un parti des travailleurs se concentre sur la faiblesse du parti révolutionnaire. Comme si, malgré tout, celui-ci aurait pu se développer en dehors de luttes massives et d’une structuration des couches sociales écrasées par le capitalisme sous hégémonie de la classe ouvrière. Justifiant son opposition au mot d’ordre d’un parti des travailleurs quelques années auparavant Trosky explique ainsi : «  Mon opinion était que nous ne pouvions prévoir à quel moment les syndicats américains entreraient dans la période où ils seraient obligés de s’engager dans l’action politique. Si cette période critique commençait dans dix ou quinze ans, alors, nous, l’organisation révolutionnaire, nous pouvions devenir une grande force, influençant directement les syndicats et en devenir la force dirigeante. C’est pourquoi il aurait été parfaitement pédant, abstrait, artificiel, de proclamer en 1930 la nécessité d’un Labor Party. Et ce mot d’ordre abstrait aurait constitué un handicap pour notre propre parti  ». Là où par contre l’argument est juste c’est qu’en l’absence d’un développement des luttes, le regroupement ne peut mener qu’à l’hégémonie des idées, des perspectives et des moyens réformistes. (Léon Trotsky, Œuvres, mars 1938/juin 1938, Institut Léon Trotsky, 1984)


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