Mélanger ou unir ?

par Denis Godard

24 septembre 2009

Le texte de Samy Joshua s’intègre dans le débat qui se développe au sein de la LCR sur l’élaboration d’une stratégie. Dans plusieurs des contributions à ce débat publiées par Critique Communiste [1] il est justement rappelé que le retour des questions stratégiques est lié à la période [2]. Mais il n’est pas anodin de remarquer aussi que cette discussion, qui existait de manière latente (cf. les difficultés d’élaboration du Manifeste) explose désormais comme conséquence d’un débat conflictuel dans la LCR sur une question a priori tactique, c’est-à-dire celui de notre positionnement pour la campagne des élections présidentielles et l’attitude vis-à-vis de la dynamique des collectifs unitaires pour une candidature de la gauche antilibérale.

Cela illustre à nouveau qu’il est difficile de clarifier les discussions tactiques en dehors d’une boussole stratégique commune. Et qu’un parti ne peut se construire et se développer à terme hors de cette boussole stratégique commune.

À condition de ne pas le déconnecter de ce qui le nourrit, c’est-à-dire l’implication dans les luttes et les processus en cours, le développement de ce débat (c’est-à-dire que toute l’organisation s’en empare) est décisif pour l’avenir de la LCR. Dans l’immédiat pour sortir d’un climat empoisonné en clarifiant les enjeux réels des divergences d’orientation actuelles. Ensuite pour reforger une boussole commune qui permette de construire la LCR autour d’une stratégie révolutionnaire. C’est dans cet esprit que s’inscrit cette réponse à Samy.

Pour Samy notre objectif est de construire une « nouvelle force » qu’il qualifie d’une part comme « anticapitaliste, antisystème, socialiste » et qu’il oppose à l’objectif d’un parti révolutionnaire, allant même jusqu’à préciser que cette force ne serait pas « un parti transitoire en attendant ‘le vrai’ » et excluant le maintien de « la perspective révolutionnaire […] de manière séparée […] à l’intérieur même de ce nouveau parti ».

Significativement le titre de l’article de Samy est ‘Mélanges stratégiques’. Mélanger c’est dissoudre des composants différents. Ce dont il s’agit c’est d’unir. Pour unir il faut une force claire sur les objectifs de l’unité et capable de gagner les différentes composantes sur ces objectifs. L’enjeu n’est pas de dissoudre la stratégie révolutionnaire et l’organisation qui la porte dans une force anticapitaliste mais de clarifier cette stratégie et de renforcer la force qui la porte pour la rendre plus apte à la construction de l’unité.

Sur la base des expériences historiques, Samy déduit l’absence de tout modèle stratégique pour la révolution : « [L]a révolution est imprévisible pour l’essentiel ; ou du moins une seule prévision est certaine : c’est celle qui annonce que la révolution future ne ressemblera pas aux révolutions du passé. » En l’absence de modèle pour la révolution pas de possibilité pour une stratégie révolutionnaire.

S’il s’agit de chercher des modèles tout faits au travers desquels l’histoire serait vouée, un jour ou l’autre, à se reproduire à l’identique, on ne peut qu’être d’accord. Il y a pourtant des aspects fondamentaux qui rendent utile la théorie comme guide pour l’action et qui sont des éléments centraux sur lesquels se base une stratégie révolutionnaire. Le fait que deux objets ne chutent pas à la même vitesse n’invalide pas le fait que leur chute est gouvernée par la même loi de la pesanteur. Et cette loi est indispensable à qui veut prévoir leur trajectoire.

Trois éléments théoriques fondent une stratégie communiste révolutionnaire même si ils n’épuisent pas la question stratégique :

- le rôle de la classe ouvrière comme agent central de la transformation

- la destruction de l’État bourgeois comme élément clef

- le développement d’un parti comme direction de la classe.

Lutte de classes

La première chose c’est le rôle central de la classe ouvrière. [3]

Cette centralité du rôle de la classe ouvrière ne vient pas d’un choix fait entre autres mais de toute la théorie de l’histoire développée par Marx. L’antagonisme entre classes sociales est le moteur de l’histoire. Hors de cet antagonisme on est voué à chercher le moteur fondamental des transformations sociales dans les idées. Bref on retombe du matérialisme vers l’idéalisme.

Cela ne signifie pas que les conflits prennent généralement la forme pure d’un affrontement entre classes sociales. Mais cet antagonisme est non seulement central pour comprendre le fonctionnement d’ensemble de la société, c’est celui qui donne une perspective de transformation historique vers une société débarrassée de l’exploitation et de l’oppression.
C’est en cela que la stratégie est directement liée à la théorie : il s’agit de faire de la classe ouvrière la classe dirigeante.

Il y a un lien entre aujourd’hui et demain dans la stratégie. Se battre pour faire, aujourd’hui, de la classe ouvrière la classe dirigeante dans la lutte contre le capitalisme sous tous ses aspects, c’est préparer les conditions pour qu’elle soit la classe dirigeante du processus révolutionnaire demain et la classe dirigeante de l’État de transition vers le communisme. Car, et on revient ici à la théorie, la classe ouvrière n’est pas seulement l’agent fondamental ayant le pouvoir de détruire la domination de la bourgeoisie, le travailleur collectif qu’a développé le capitalisme est à la base matérielle d’une société potentiellement sans classes.
Le seul moment où Samy parle du rôle des travailleurs, c’est pour réfuter le modèle de la grève insurrectionnelle comme figure centrale imposée de la révolution (critique que par ailleurs je partage [4]). Samy écrit qu’il est « difficile d’imaginer une insurrection se dérouler alors qu’une partie majoritaire du prolétariat vaque tranquillement à son travail ». Mais il y a un gouffre entre considérer que les travailleurs seront impliqués et définir cette implication comme centrale dans un processus révolutionnaire. Car c’est justement ce qui sépare la théorie abstraite de la théorie comme outil pour définir une stratégie.

Dans la lutte contre le CPE nos camarades étudiants ont, de manière juste, défendu la nécessité du lien avec les salariés. C’était juste comme nécessité, en terme d’efficacité, on pourrait dire tactique, pour la victoire de cette lutte. Mais cela avait aussi un sens stratégique.

Loin de la variabilité absolue des expériences révolutionnaires, l’histoire de la lutte de classe sous le capitalisme a des continuités.

La classe ouvrière, en tant que force sociale organisée, a émergé de manière répétée comme le facteur central dans des processus potentiellement révolutionnaires aussi différents que Mai 68 en France avec les occupations d’usines, le Chili au début des années 1970 et l’Iran en 1979 avec les cordones et les shoras (comités d’usine) ou encore la Pologne en 1980 avec l’émergence d’un syndicat de masse (Solidarnosc).

Centralité de la lutte politique, l’État

Mais ces exemples ont aussi illustré, dans leur échec stratégique, que la classe ouvrière ne pouvait se limiter à un rôle d’appoint reposant sur un rôle économique et essentiellement défensif.

Dans un processus révolutionnaire, en construisant les formes par lesquelles elle assume le rôle dirigeant de la lutte contre la classe dirigeante, la classe ouvrière construit aussi les formes par lesquelles elle postule à devenir la classe dirigeante de la transition vers le socialisme. Cela exige ne pas restreindre la classe ouvrière à une force d’appoint mais mener la lutte sur le terrain politique. Il s’agit de répondre à des questions qui sont celles de l’ensemble de la société. Cela amène directement à la question du pouvoir et à la confrontation avec l’État. Dans les exemples historiques cités les structures d’auto-organisation qui ont émergé ont finalement laissé l’initiative proprement politique à des directions qui n’avaient pas comme objectif la destruction de l’État bourgeois mais simplement un changement de son personnel dirigeant. Faute de se développer comme base d’un pouvoir alternatif qualitativement différent de l’État capitaliste ces formes d’auto-organisation ont été dévoyées ou détruites par l’État.

Parlant de l’expérience des conseils d’usine en Italie, Gramsci écrit :

Aucune forme de pouvoir politique ne peut être historiquement conçue et justifiée autrement que comme l’appareil juridique d’un pouvoir économique réel, ne peut être conçue et justifiée autrement que comme l’organisation de défense et la condition de développement d’un ordre déterminé dans les rapports de production et de distribution de la richesse. Cette règle fondamentale (et élémentaire) du matérialisme historique résume tout l’ensemble des thèses que nous avons cherché à développer organiquement autour du problème des conseils d’usines, résume les raisons pour lesquelles nous avons posé comme centrales et prédominantes en traitant des problèmes réels de la classe prolétarienne, les expériences positives déterminées par le mouvement profond des masses ouvrières pour la création, le développement et la coordination des conseils. [5]

Cette centralité de la destruction de l’État est un autre principe stratégique que Samy balaie derrière la variabilité de ce qu’il nomme les « figures » de la révolution.

Je ne soupçonne bien sûr pas Samy de nier la nécessité de renversement des institutions capitalistes et notamment de l’État. Le débat entre nous n’est pas sur cela. Mais il en arrive du coup à ne pas faire de cet objectif l’élément déterminant pour une stratégie aujourd’hui.
Samy écrit que « la nature de toute révolution en général est bien de remplacer un système de domination par un autre » et parle, pour définir une nouvelle force de l’objectif de « renversement du capitalisme ». Cela est juste mais insuffisant dès lors que l’on parle de stratégie. Il est évident que, dans une société divisée en classes où le fonctionnement social se fait fondamentalement dans l’intérêt d’une minorité, la domination d’une classe minoritaire s’exerce au travers de nombreux outils. Mais l’État a justement émergé dans l’histoire à cause de cette division entre classes aux intérêts antagonistes, comme organe semblant s’élever au dessus des classes pour gérer leurs intérêts antagonistes. Et, voué à la gestion d’un ordre injuste, il s’est développé comme outil central de la domination politique d’une classe sur l’autre, combinant (et concentrant) les aspect de la domination idéologique et coercitive. L’objectif de la destruction de l’État est donc la boussole stratégique pour unifier la lutte d’ensemble. Dans Que faire, Lénine écrit : « La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons. Le seul domaine où l’on pourrait puiser cette connaissance est celui des rapports de toutes les classes et catégories de la population avec l’État et le gouvernement, le domaine des rapports de toutes les classes entre elles. ». C’est ce qui amène Daniel Bensaïd à écrire : « D’un certain point de vue, la construction du socialisme, la république mondiale des soviets, le dépérissement de l’Etat et des classes sociales… C’est disons, stratégique à long ou très long terme. Mais le stratégique pour nous, ce qui définit la base sur laquelle rassembler, organiser, éduquer des militants, c’est un projet de renversement du pouvoir politique bourgeois. » [6].

Samy oppose constamment, en termes d’utilité stratégique, la notion d’anticapitalisme (ou le concept d’antisystème) à celui de révolution. Ce faisant il supprime ce qui donne un contenu stratégique (c’est-à-dire concret) à la terminologie révolutionnaire : la nécessité de détruire l’État. Or on peut être anticapitaliste sans penser qu’il faut détruire l’État. Le réformisme ‘authentique’ s’est développé sur cette base théorique de la possibilité d’une transformation graduelle de la société (ce qui ne signifiait pas sans crises). Ce type de réformisme radical existe actuellement dans le mouvement sous différentes formes. On peut aussi être antisystème en faisant l’impasse sur l’État (cf. les théories à la mode d’Holloway).
Cet objectif stratégique de destruction de l’État nourrit, clarifie et guide nos orientations, nos propositions aussi bien en termes idéologiques que pratiques : affaiblissement de l’État, construction des formes alternatives… Pour ne prendre qu’un exemple, en tant que révolutionnaires nous ne pouvons défendre le développement d’un police de proximité comme ‘solution’ (ou même partie d’une solution) dans les banlieues. Au contraire, en tant que révolutionnaires nous devrions défendre la constitution de comités de surveillance contre la police, partie prenante d’une politique de reprise en main par les habitants de la gestion collective de leurs quartiers.

Plus généralement on ne réduit pas la lutte de classe à la lutte économique. Comme l’explique Daniel Bensaïd « c’est là que Lénine fait preuve d’une originalité profonde. Il n’est pas psychanalyste. Mais il comprend parfaitement que les contradictions économiques et sociales s’expriment politiquement, de façon déformée et transformée, ‘condensée et déplacée’, et que le parti a pour tâche de déchiffrer dans la vie politique, y compris sous les angles les plus inattendus, la façon dont se manifestent les contradictions profondes. Elles apparaissent souvent en un point inattendu, qui concentre et révèle une crise latente globale : une révolte universitaire, une protestation démocratique, un incident international. » [7].

Quand il parle de la nouvelle force à construire Samy écrit que « pas plus ce parti que nous-mêmes ne devront participer au gouvernement central de l’État bourgeois sans un rapport de forces exceptionnel ». On pourrait discuter longuement des situations, si elles existent, dans lesquelles des révolutionnaires pourraient se trouver amener à participer à un gouvernement de l’État bourgeois (et donc ce que signifie ce critère imprécis de ‘rapport de forces exceptionnel’). Mais ce qui sera déterminant pour se positionner sur ce qui serait alors une option tactique c’est bien l’objectif stratégique de destruction de ce même État (c’est-à-dire est ce que cette participation facilite l’objectif).

En dehors de cette clarification stratégique tout parti éclatera sur ce qu’on entend par « rapport de forces exceptionnel ». Pour prendre un exemple polémique il y a fort à parier qu’un résultat électoral significatif remplirait ce critère pour des fractions importantes de tout regroupement politique qu’il soit anticapitaliste ou antilibéral.

Dans les premiers mois de la révolution russe si la direction majoritaire du parti bolchevik soutenait le gouvernement provisoire (il ne s’agissait même pas d’y participer) c’était parce qu’elle était restée dans le cadre d’une révolution bourgeoise. C’est la remise en cause de cet option stratégique par Lénine qui l’a amené à s’opposer violemment à cette position pour mettre en avant le slogan de ‘Tout le pouvoir au soviet’ et la nécessité de préparer le renversement du gouvernement provisoire. S’il a pu gagner cette position dans son propre parti c’est aussi parce que celui-ci était fondé sur la perspective de la révolution socialiste.

La nécessité d’un parti révolutionnaire

Comment faire pour, en reprenant la terminologie de Marx, que « l’émancipation des travailleurs soit l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes » alors que « les idées dominantes sont les idées de la classe dominante » ?

Ce qui rend nécessaire la lutte de parti c’est l’existence de différentes conceptions dans la classe. Le capitalisme ne fait pas qu’unir les travailleurs en une classe il les divise aussi en permanence entre statuts, origines, sexes, genres, etc… En fonction de leurs expériences propres ils acceptent et reproduisent plus ou moins les idées dominantes. Cela se traduit par différentes directions politiques et généralement différents partis.

Et ces différentes directions politiques ont un impact dans la réalité car elles conduisent à agir dans un certain sens…ou parfois à ne pas agir. Gramsci parle ainsi de conscience contradictoire. Les individus sont poussés parfois, par leurs intérêts propres (à partir notamment de leur position sociale) dans une action qui entre en conflit avec la vision du monde qu’ils ont acceptée. Cela peut produire une paralysie… ou une remise en cause des idées admises.

Il y a des ‘moments politiques’ où cette situation conflictuelle se développe à l’échelle de groupes d’individus et, plus rarement à l’échelle de toutes les couches sociales.
L’existence d’un parti capable de proposer des initiatives, une direction et des analyses est décisive pour dénouer cette contradiction dans le sens du développement d’une conscience de classe et parfois aussi pour entraîner dans le sens d’une action qui transforme la situation.

Dans Le Manifeste Marx explique que les communistes doivent en permanence défendre « les intérêts du mouvement dans sa totalité ». Cela ne signifie pas que la conscience de ces intérêts soit majoritaire parmi les travailleurs. Il arrive au contraire et assez généralement que celle-ci soit minoritaire. Mais les communistes sont ceux et celles qui doivent avoir développé « l’intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien ». Ce que le philosophe marxiste, Georg Lukacs a résumé d’une manière claire en disant que le parti révolutionnaire provenait de la nécessité de « séparer pour unir ». Il s’agit de regrouper autour d’une stratégie révolutionnaire pour être capable de défendre ce qui permet d’unir la classe dans la lutte contre le capitalisme.
Samy explique que, lors d’une période révolutionnaire, pour être capable de jouer un rôle révolutionnaire le parti doit être potentiellement de masse. Il s’agit en effet à ce moment, non de dénouer des contradictions qui se sont révélées à l’échelle d’une fraction de la société mais, à des niveaux différents, pour toute la société. Construire ce parti, avant l’éclatement d’une situation révolutionnaire est le problème auquel nous sommes confrontés. Puisque, par définition, il s’agit de le construire dans des périodes où la contradiction entre les idées acceptées par les travailleurs et leurs intérêts réels n’éclatent pas ouvertement à une échelle de masse.

Mais il résout faussement le problème. Puisqu’il semble impossible de construire un parti révolutionnaire de masse avant l’éclatement d’une crise révolutionnaire, construisons un autre type de parti délimité par l’opposition au système. Mais l’opposition au système ne définit pas une stratégie parce qu’elle ne dit pas comment on s’oppose. Elle peut permettre des alliances, y compris la construction d’une force « non délimitée stratégiquement » mais, celles-ci ne peuvent être que transitoires car, en l’absence d’une stratégie commune, ces alliances éclateront devant les choix tactiques imposés par l’évolution de la situation. À propos du ‘front unique’ Daniel Bensaïd explique : « les directions réformistes peuvent être des alliés politiques tactiques pour contribuer à unifier la classe. Mais elles demeurent stratégiquement des ennemis en puissance. Le front unique vise donc à créer les conditions permettant de rompre dans le meilleur rapport de forces possible avec ces directions, au moment de choix décisifs, et d’en détacher les plus larges masses possible ».

Du coup la solution que propose Samy n’est pas seulement fausse. Elle nous éloigne de notre tâche.

D’abord parce qu’il limite l’alliance possible aujourd’hui avec de larges secteurs militants au nom d’une délimitation entre antilibéraux et anticapitalistes qui est indéfinie en termes stratégiques. Ensuite parce que le parti qu’il propose de construire sera tôt ou tard confronté à des divergences stratégiques sans qu’un courant révolutionnaire organisé permette d’offrir une alternative. Enfin parce que le parti révolutionnaire se forge dans les tentatives d’application de sa stratégie. Il développe sa cohésion, son expérience, sa compréhension dans la mesure où il accroît son audience et sa capacité de peser sur le cours de la lutte.

Quelle alternative ?

Réaffirmer les principes que sont la centralité de la classe ouvrière comme sujet de l’émancipation et du renversement de l’État comme objectif stratégique-clef n’épuise bien sûr pas la question de la définition d’une stratégie. Mais ils donnent les bases incontournables sur lesquelles cette stratégie doit s’élaborer (et en dehors desquels on est condamné à soit l’absence de stratégie soit une stratégie autre que révolutionnaire).
Ce sont ces bases qui rendent d’autant plus importants deux types de travaux qui sont entamés dans la LCR et au-delà.

L’un est un travail théorique sur l’évolution du capitalisme et notamment dans deux domaines, celui des institutions en général et de l’État en particulier et celui de la recomposition de la classe ouvrière.

Cela a directement un impact sur la définition de notre stratégie et il s’agit de reprendre le fil d’un débat entamé dans la IIIe Internationale sous l’impact de l’échec de la révolution de 1919 en Allemagne. Dans une lettre à un autre dirigeant italien Gramsci écrivait ainsi en 1924 : « La détermination qui, en Russie, était directe et lançait les masses dans la rue à l’assaut révolutionnaire, se complique en Europe centrale et occidentale de toutes ses superstructures politiques créées par le plus grand développement du capitalisme, cause une plus lente et prudente action des masses, et demande donc au parti révolutionnaire toute une stratégie et une tactique plus complexes, et de longue durée. »

L’autre est de commencer à mettre en adéquation les principes stratégiques que nous avons avec les nécessités et les opportunités de la situation.

Dans le numéro de Critique Communiste déjà évoqué, François Sabado pose bien le problème :

Nous sommes confrontés à une double difficulté, objective et subjective. Objective, car il y a en même temps, extension du prolétariat à l’échelle mondiale, mais aussi augmentation des différenciations internes au salariat – techniques, statutaires, de genre, de nationalités… Celle de la conscience de classe, percutée par ces nouvelles différenciations du salariat, mais aussi par le bilan du siècle. Il faut reconstruire de plus loin.
La question à laquelle nous sommes confrontés n’est pas seulement ‘la crise de direction’, comme le présentait Trotsky dans le programme de transition, mais une crise d’ensemble : de direction, d’organisation, de conscience, d’où la nécessité de réorganiser, de reconstruire le mouvement ouvrier.

Combiner la reconstruction du mouvement ouvrier et d’une direction révolutionnaire voilà la tâche à laquelle notre stratégie doit répondre, sachant qu’en même temps c’est dans la tâche de reconstruire le mouvement ouvrier qu’on reconstruira une direction révolutionnaire avec une audience potentiellement de masse.

C’est en cela que la question du regroupement doit devenir un élément d’une stratégie révolutionnaire. Par regroupement il faut entendre le développement de toute les organisations de lutte, une agitation permanente autour de tout ce qui permet de forger une conscience de classe mais aussi « l’émergence autour de l’exigence politique (qu’on l’appelle lutte contre le libéralisme ou défense des intérêts des travailleurs) d’une nouvelle direction politique alternative aux directions traditionnelles du mouvement ouvrier ». [8]

Un des aspects de ce regroupement est la recomposition politique et la possibilité de construire une nouvelle force. Mais alors que la dynamique générale du regroupement doit être considérée comme une question stratégique (la reconstruction du mouvement ouvrier), ses formes et médiations (et notamment la forme et les bases d’une nouvelle force) sont des questions tactiques.

C’est dans l’application déterminée de cette stratégie (et sa clarification) et des tactiques appropriées que la LCR se construira et développera son audience en tant que courant révolutionnaire.

En faisant de la nature anticapitaliste de la nouvelle force un objectif stratégique, Samy réussit le tour de force de paralyser à la fois les possibilités de recomposition politique (et en partie donc le processus plus général de regroupement) et la perspective de développement d’un courant révolutionnaire.

Cela est d’autant plus paradoxal qu’il a posé comme point de départ à sa réflexion l’inexistence historique de partis révolutionnaires ‘potentiellement’ de masse alors que la LCR est confrontée au gouffre qui existe entre sa propre audience (et l’audience générale pour les idées radicales) et sa force numérique.

Au moment où, au contraire, la stratégie du regroupement et le développement de collectifs unitaires met la LCR en position de tester sa stratégie et ses analyses à l’échelle de dizaines de milliers de jeunes et de travailleurs.

Notes

[1Dossier "Réflexions sur la stratégie révolutionnaire“, Critique Communiste n°179, mars 2006

[2Francis Sitel cite Daniel Bensaïd : «  Les controverses stratégiques refoulées depuis le début des années quatre-vingt ressurgissent aujourd’hui, portées par le renouveau des mouvements sociaux, par les mobilisations contre la mondialisation capitaliste et le militarisme impérial, par la conscience vive de la gravité des crises écologiques et sociales  » Un monde à changer, mouvements et stratégies, éd. Textuel

[3Dans son article dans le dossier de Critique Communiste, Cédric Durand parle de la «  pluralité des rapports de domination/oppression  ». Il est évident que les rapports d’oppression (racisme, sexisme…) ne sont pas réductibles aux rapports d’exploitation et que des luttes spécifiques sur ces questions doivent être menées et soutenues. Mais cela est souvent à l’origine des analyses qui font du rapport d’exploitation un des rapports de domination du capitalisme au même titre que les autres et dont l’importance stratégique n’est pas centrale. On trouve notamment cette idée chez Bourdieu mais son influence est plus large. Faire de la lutte des classes la question stratégique centrale ne conduit pas à ignorer les luttes politiques. Au contraire ne serait-ce que parce qu’il s’agit de défendre l’idée que la classe ouvrière se bat pour toute la société. Par contre cela signifie que nous devons défendre, au sein de ces luttes, dans leur contenu comme dans leur forme des bases de classe.

[4Ne serait-ce que parce que lors d’une crise révolutionnaire les travailleurs se retrouvent déjà dans la nécessité de relancer la production et d’organiser la distribution… avant même le renversement de l’État. C’est d’ailleurs en cela aussi que la révolution est une dialectique destruction/construction.

[5Antonio Gramsci, Deux révolutions, Ordine Nuovo du 3 juillet 1920 dans Gramsci, Textes, Éditions sociales 1923

[6Daniel Bensaïd, Stratégie et parti, Éditions La Brêche, 1987

[7Daniel Bensaïd, Ibid

[8Conclusion d’un article où je développais en détail cette question. Regroupement : Elément d’une stratégie révolutionnaire, Que Faire  ? n°2 novembre 2005/janvier 2006.


Partagez

Contact

Liens

  • npa2009.org

    Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).

  • contretemps.eu

    Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.

  • inprecor

    Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.

  • isj.org.uk

    International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.

  • lcr-lagauche.be

    Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.

  • marxists.org

    Base de données de référence pour les textes marxistes.

  • npa-formation.org

    Le site de la commission nationale formation du NPA.


Site propulsé par SPIP | Plan du site | RSS | Espace privé