Les révolutionnaires peuvent-ils participer à un gouvernement de gauche ?

par Ross Harold

5 septembre 2009

Au niveau international la question est d’une actualité brûlante avec la participation de nos camarades de la IV au Brésil au gouvernement de Lula. En France, lors des campagnes électorales, et en particulier depuis le succès des élections présidentielles, la question nous est souvent posée sur notre éventuelle participation à un gouvernement (voir par exemple la polémique dans Libération et la réponse de Bensaïd et Johsua) [1]. Enfin, en cas de non-participation à un gouvernement de gauche, la question se pose sur notre attitude à son égard, du soutien critique à l’opposition loyale ou à la dénonciation, etc..

Comme d’habitude, bien sûr, nous ne partons pas de rien mais nous pouvons nous appuyer sur les riches expériences de l’histoire et de la tradition marxiste révolutionnaire [2], et en particulier les analyses du mouvement communiste international dans les premières années après la Révolution russe quand la question du « gouvernement ouvrier » a été discutée sérieusement pour la première fois. Nous essaierons donc d’aborder la question par deux biais. On reviendra d’abord, forcément de manière schématique, sur le socle de la tradition marxiste et ses apports concernant l’Etat, le parlementarisme, la révolution et le pouvoir des travailleurs, etc. Ensuite on verra quelles ont été les tactiques des révolutionnaires à quelques moments clé de l’histoire.

Sur la question de l’Etat ce sont les travailleurs de la Commune de Paris qui apportent les premières réponses. Théorisée par Marx [3], reprise et développée par Lénine [4], confirmée positivement par la victoire de la Révolution d’octobre et négativement par l’échec de nombreuses révolutions depuis, l’analyse marxiste de l’Etat pose le problème du pouvoir. Avec l’avènement du suffrage universel et le développement numérique de la classe ouvrière s’ouvre la possibilité de l’élection d’un gouvernement composé de partis de la classe ouvrière. Se pose alors la question de savoir si une transformation pacifique de la société vers le socialisme est possible ou pas. Pour résumer rapidement, si nous pensons que cette voie est impossible c’est parce que la vraie source du pouvoir de la classe capitaliste se trouve ailleurs qu’au parlement. En dernière instance c’est le contrôle par la bourgeoisie des entreprises mais surtout de l’appareil de l’Etat et en particulier des forces répressives de la justice, de la police et de l’armée qui lui garantit le maintien de son pouvoir. Dans certaines circonstances la classe capitaliste peut accepter voire souhaiter l’élection d’un gouvernement de gauche, capable à ses yeux de faire une politique qu’un gouvernement de droite aurait plus de mal à imposer. Mais même un gouvernement élu sur un programme réformiste radical ou porté par un mouvement de masse, comme en France en 1936, ne sera toléré par la bourgeoisie que dans la mesure où il s’engage à ne pas toucher à l’Etat bourgeois. Sous la pression, les capitalistes sont prêts à lâcher des réformes importantes, confiants qu’ils pourront les reprendre plus tard. Par contre s’ils lâchent leur contrôle sur l’Etat ils lâchent la seule force qui leur permettra de reprendre les réformes et de maintenir leur domination de la société. Alors, s’il est vrai que la bourgeoisie possède une force redoutable dans l’Etat, nous avons de notre côté la force potentiellement encore plus redoutable de notre classe, la classe ouvrière. Enfin, avec l’apparition des conseils ouvriers (les soviets) pendant la Révolution russe, nous avons l’illustration concrète que les producteurs sont capables de bâtir un nouvel Etat avec une organisation de la société mille fois plus démocratique que le parlementarisme bourgeois.

Confirmation

Toutes ces leçons sont confirmées au cours du XXe siècle. En Espagne en 1936 par exemple, deux mois de résistance au coup d’Etat de Franco déstabilisent complètement l’Etat républicain. Dans de nombreuses régions les entreprises et les terres sont contrôlées par les travailleurs et les paysans et, surtout, les milices ouvrières ont un quasi-monopole des forces armées de l’Etat. Ce n’est donc pas un hasard si la bourgeoisie républicaine fait appel au dirigeant socialiste de gauche Largo Caballero, (faussement appelé le « Lénine espagnol ») pour diriger le gouvernement et de fait reconstruire l’appareil d’Etat bourgeois. Grâce à la confiance que lui accordent les travailleurs Caballero est capable de mener à bien une tâche que les bourgeois n’auraient jamais pu faire, avant d’être remercié un an plus tard par la bourgeoisie, une fois le boulot fait, pour être ensuite remplacé par un des leurs.

Au Chili en 1970, le maintien du contrôle de l’appareil d’Etat est de nouveau crucial pour la bourgeoise et pour s’en assurer elle obtient d’Allende (sans la consultation de ses partisans) un engagement (signé) de respecter l’Etat et ses structures et de ne toucher à aucun des éléments que la bourgeoisie avait développés pour défendre ses intérêts de classe - l’éducation, l’Eglise, les médias, les forces armées. Allende respectera scrupuleusement cet engagement jusqu’à la nomination dans son cabinet du Général Pinochet, futur massacreur du gouvernement et de la classe ouvrière chilienne.

Dans bien d’autres cas la situation n’est pas allée jusqu’à la fragilisation ou à la remise en cause de l’Etat bourgeois, les réformistes réussissant à freiner un mouvement ouvrier qui perd son élan et finit par se démoraliser. C’est le cas en France après 1936, ou encore plus clairement en 1945 quand le PCF appelle (entre autre) au désarmement des forces de la résistance et leur intégration dans l’armée régulière.

Stratégie ou tactique ?

Il est évident que nous sommes en droit de critiquer et de remettre en cause les principes et les acquis rapidement esquissés ci-dessus mais alors le fonds du débat sur les gouvernements de gauche change de nature. Si on estime que la nature de l’Etat a changé, qu’il y aurait moyen de le mettre au service des exploités ou de le contourner sans le briser alors la question de notre attitude vis-à-vis d’un « gouvernement ouvrier » ou « de gauche » se placerait dans le cadre d’une nouvelle stratégie. Cependant rien n’indique un tel changement et l’histoire, y compris récente, vient plutôt confirmer les acquis et les principes de la tradition marxiste révolutionnaire. L’élection d’un gouvernement de gauche même avec un programme très radical n’est donc pas pour nous un but en soi, elle est à situer par rapport à notre objectif de la prise du pouvoir révolutionnaire par les travailleurs. Notre attitude vis-à-vis d’un tel gouvernement relève donc d’une question de tactique.

Sur la tactique à adopter, notre point de départ sera de nouveau le début du XXe siècle et cette fois-ci, comme exemple, les Thèses sur la tactique du IVe congrès de la Troisième Internationale communiste de décembre 1922. Ce IVe congrès est le dernier que la tradition trotskyste considéra comme authentiquement communiste révolutionnaire et le dernier auquel Lénine assista avant sa mort. Par la suite l’emprise de la bureaucratie stalinienne va grandissant avec la marginalisation de Trotsky. Il ne s’agit pas de considérer ces textes comme une bible et encore moins comme une livre de recettes. Les thèses en question sont justement sur la « tactique » qui par nécessité correspond à une période précise. Bien des choses ont évolué depuis mais l’immense expérience des mouvements révolutionnaires des années qui ont suivi la Révolution russe peut nous être très utile, surtout si nous arrivons à la situer dans son contexte.

Contexte

Dans les années 1918-1920 de nombreuses situations révolutionnaires ou pré-révolutionnaires se développent en Europe mais la bourgeoisie arrive partout à résister et à garder le pouvoir, souvent avec l’aide de la social-démocratie. Néanmoins, pendant ce temps de nombreux partis communistes voient le jour, au point qu’au IVe congrès les 343 délégués venant de 58 pays différents, représentent le mouvement ouvrier révolutionnaire le plus puissant qui ait jamais existé. L’influence de ces partis, surtout dans certains pays comme la France, est infiniment plus grande que lors de la fondation de la Troisième Internationale en 1919. En même temps la reconnaissance d’une série de défaites pour le mouvement et d’un reflux relatif des luttes après l’immense déferlante de 1919-20 signifiait qu’au IIIe congrès déjà, la perspective de l’Internationale de construire des partis révolutionnaires de masse est maintenue même dans une situation non-révolutionnaire, ce qui est nouveau. Cela signifiait une polémique contre les tendances gauchistes qui théorisaient la continuation de l’offensive et qui, par conséquent, rejetaient la participation aux élections ou l’adhésion aux grands syndicats officiels [5]. Les thèses du IIIe congrès mettaient donc l’accent sur les moyens de s’adresser aux travailleurs non révolutionnaires dans les syndicats et à travers la lutte pour des réformes et pour des revendications concrètes. Au cœur de cette stratégie pour gagner les travailleurs non-communistes se trouvait la tactique du front unique. Au IVe congrès en décembre 1922 l’idée du front unique est précisée, notamment dans les « Thèses sur l’unité du front prolétarien ». C’est à ce moment-là et dans ce contexte qu’est lancé le mot d’ordre du « gouvernement ouvrier » ou « éventuellement gouvernement ouvrier et paysan » [6].Ce mot d’ordre, pour reprendre les termes des thèses, « est une conséquence inévitable de toute la tactique du front unique ». Toute la question est de savoir ce que les auteurs mettent derrière le terme « gouvernement ouvrier » et surtout dans quel contexte un tel mot d’ordre peut être efficace.

C’est à ces questions que s’adresse cette partie des thèses mais, nous semble-t-il, avec certaines confusions. Elles sont sans doute le reflet des divergences ou du moins des déclarations contradictoires des différents intervenants dans la discussion qui a précédé la rédaction des thèses. Dans leurs deux « Histoire(s) de la Troisième Internationale » respectives, Pierre Broué [7] et surtout Pierre Frank [8] reviennent de manière très intéressante sur cette discussion. Broué résume ainsi l’enjeu du débat : « Pour Zinoviev, le gouvernement ouvrier est en quelque sorte un pseudonyme de la dictature du prolétariat. Pour la gauche de Ruth Fischer, c’est une rechute dans l’opportunisme parlementaire. Radek se fait le théoricien et porte-étendard du ’gouvernement ouvrier’. » Ce sont les positions de Radek (et d’Ernst Meyer) qui l’emportent mais les thèses refléteront bien les soucis des différentes sensibilités. Dans l’esprit du front unique Radek (et d’autres) avancent le mot d’ordre de « gouvernement ouvrier » en insistant sur la nécessité de gagner les travailleurs à la perspective de la révolution en particulier ceux qui dans les pays occidentaux sont davantage attachés aux traditions du parlementarisme bourgeois que cela n’avait été le cas en Russie. En même temps ils sont conscients de la capacité des sociaux-démocrates de se servir de la même idée, en lui donnant un autre sens, c’est-à-dire pour sauver le capitalisme en endormant et en trahissant les masses. Ceci explique la définition très stricte des différents types de gouvernements ouvriers (cinq exemples sont présentés) et les conditions qui sont attachées à une éventuelle participation de la part des révolutionnaires.

Conditions générales

Dès le premier paragraphe les thèses précisent : « Mais, comme mot d’ordre de politique actuelle, le gouvernement ouvrier présente la plus grande importance dans les pays où la situation de la société bourgeoise est particulièrement peu sûre (nous soulignons), où le rapport des forces entre les partis ouvriers et la bourgeoisie met la solution de la question du gouvernement ouvrier à l’ordre du jour comme une nécessité politique » [9]. Il s’agit donc de situations de grande instabilité où la pression du mouvement est très forte sur les partis ouvriers.

Plus loin les choses sont encore plus claires : « Un gouvernement de ce genre n’est possible que s’il naît dans la lutte des masses mêmes, s’il s’appuie sur des organes ouvriers aptes au combat et créés par les couches les plus vastes des masses ouvrières opprimées. »
Enfin, dans une autre tentative de cerner non seulement les avantages mais les dangers d’un tel mot d’ordre les thèses dressent une liste de cinq types de (vrai et faux) « gouvernement ouvrier ». Les deux premiers sont particulièrement intéressants pour nous quand on regarde l’attitude que les thèses proposent d’adopter à leur égard. Il s’agit pour le (premier) d’un « gouvernement ouvrier libéral » comme à l’époque en Australie et (pour le deuxième) d’un « gouvernement ouvrier social-démocrate » comme en Allemagne. Voici ce qu’en disent les thèses :

« Les deux premiers types de gouvernement ouvrier ne sont pas des gouvernements ouvriers révolutionnaires, mais des gouvernements camouflés de coalition entre la bourgeoisie et les leaders ouvriers contre-révolutionnaires. Ces ‘gouvernements ouvriers’ sont tolérés dans les périodes critiques de la bourgeoisie affaiblie pour tromper le prolétariat sur le véritable caractère de classe de l’Etat, ou même pour détourner l’attaque révolutionnaire du prolétariat et gagner du temps, avec l’aide des leaders ouvriers corrompus. Les communistes ne devront pas participer à de pareils gouvernements. Au contraire, ils devront démasquer impitoyablement devant les masses le véritable caractère de ces faux ‘gouvernements ouvriers’. »

Confusions

Le troisième type de gouvernement présenté (un gouvernement ouvrier et paysan non communiste) pourrait être appuyé par des communistes dans certaines conditions et sous certaines garanties. Le quatrième et le cinquième types sont des gouvernements auxquels des communistes participeraient, et qui constitueraient « une forme de transition nécessaire vers la dictature du prolétariat et un point de départ pour la conquête » (de celle-ci).

La confusion apparaît lorsque les thèses essaient de préciser les « conditions » et les « garanties ». Les « conditions naturelles » qui sont énumérées sont tout à fait intéressantes voire pour certaines très pertinentes aujourd’hui, comme le fait que « les membres communistes du gouvernement ouvrier restent soumis au contrôle le plus strict de leur parti, » qu’ils « restent en contact étroit avec les organisations révolutionnaires des masses » ou que le parti communiste maintienne « absolument sa physionomie et l’indépendance complète de son organisation. »

Par contre, en ce qui concerne les garanties il semble y avoir une certaine confusion. « Le programme le plus élémentaire d’un gouvernement ouvrier doit consister à armer le prolétariat, à désarmer les organisations bourgeoises contre-révolutionnaires, à instaurer le contrôle de la production, à faire tomber sur les riches le principal fardeau des impôts et à briser la résistance de la bourgeoisie contre-révolutionnaire. » Est-ce par peur d’ouvrir les vannes à une tactique opportuniste et dangereuse ? En tout cas, en exigeant que des « non-communistes » arment le prolétariat, etc., est-ce qu’on ne revient pas de fait à demander à des réformistes d’être des révolutionnaires ?! Est-ce qu’on ne retrouve pas ici la position exprimée à un moment par Zinoviev sur l’absence de différence entre gouvernement ouvrier et dictature du prolétariat ?

Un deuxième élément de confusion pourrait provenir de l’idée proposée dans les thèses que « Un gouvernement ouvrier résultant d’une combinaison parlementaire, peut aussi fournir l’occasion de ranimer le mouvement ouvrier révolutionnaire » même si on est rassuré dans la ligne qui suit : « Mais il va de soi que la naissance d’un gouvernement véritablement ouvrier et le maintien d’un gouvernement faisant une politique révolutionnaire doivent mener à la lutte la plus acharnée et, éventuellement, à la guerre civile contre la bourgeoisie. La seule tentative du prolétariat de former un gouvernement ouvrier se heurtera dès le début à la résistance la plus violente de la bourgeoisie (nous soulignons).Le mot d’ordre du gouvernement ouvrier est donc susceptible de concentrer et de déchaîner des luttes révolutionnaires. » Sans rentrer dans le détail de la polémique on peut voir qu’on est loin de la fausse frayeur que la bourgeoisie française s’est faite à l’arrivée du premier gouvernement de Mitterrand et encore plus du calme avec lequel l’élection de Lula a été accueilli par la bourgeoisie brésilienne. Ceci dit, dans l’idée d’une « combinaison parlementaire » le danger existe de glisser de l’impact qu’une telle combinaison pourrait avoir dans une situation d’affrontements profonds entre les classes à l’idée qu’une combinaison parlementaire donnant naissance à un gouvernement de gauche serait l’élément déterminant permettant de déboucher sur la transformation socialiste de la société.

Le Programme de Transition

En 1938, dans Le Programme de transition, Trotsky revient sur l’origine du mot d’ordre et le sens que les révolutionnaires lui donnent. « La formule de ‘gouvernement ouvrier et paysan’ apparut, pour la première fois, en 1917, dans l’agitation des bolcheviks. (….) D’avril à septembre 1917, les bolcheviks réclamèrent que les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks rompent avec la bourgeoisie libérale et prennent le pouvoir dans leurs propres mains. A cette condition, les bolcheviks promettaient aux mencheviks et aux socialistes-révolutionnaires, représentants petits-bourgeois des ouvriers et des paysans, leur aide révolutionnaire contre la bourgeoisie ; ils se refusaient cependant catégoriquement , tant à entrer dans le gouvernement des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires qu’à porter la responsabilité politique de son activité. » [10]

Trotsky s’appuie ensuite sur l’expérience non seulement de la Russie de cette époque mais aussi de la France et de l’Espagne de 1936 pour affirmer que les partis de gauche (socialistes-révolutionnaires, sociaux-démocrates, staliniens ou anarchistes) étaient « incapables de créer un gouvernement ouvrier et paysan, c’est-à-dire, un gouvernement indépendant de la bourgeoisie. »

Pour Trotsky, « l’accusation capitale que la IVe Internationale lance contre les organisations traditionnelles du prolétariat, c’est qu’elles ne veulent pas se séparer du demi-cadavre politique de la bourgeoisie. » Pris à la lettre, le slogan lancé par Trotsky à l’adresse des partis ouvriers « Rompez avec la bourgeoisie, prenez le pouvoir » pourrait être interprété comme un simple appel à gouverner sans la participation de partis ouvertement de la bourgeoisie. Depuis cette époque de nombreux partis « ouvriers » ont gouverné tout seul, sans que cela devienne un pont vers la révolution mais au contraire les conséquences furent aussi tragiques qu’avec des coalitions. Mais Trotsky précise bien quel sens il donne à cette rupture. En particulier il fustige les partis communistes staliniens d’avoir pris le mot d’ordre de gouvernement ouvrier qui à l’origine « était un pont vers la révolution socialiste » pour lui donner un « contenu purement ’démocratique’, c’est-à-dire bourgeois » et d’en faire la « principale barrière » à cette révolution. Pour Trotsky, le ’parti du prolétariat’ doit « sortir des cadres de la démocratie bourgeoise » sinon il ne fera que soutenir le capital. A la question de savoir si un tel gouvernement par les organisations ouvrières traditionnelles était possible, Trotsky pensait que c’était « pour le moins peu vraisemblable » sauf peut-être sous l’influence d’une combinaison tout à fait exceptionnelle de circonstances (guerre, défaite, krach financier, offensive révolutionnaire de masse, etc.). Dans ces conditions les partis traditionnels pourraient peut-être « aller plus loin qu’ils ne le veulent eux-mêmes dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie. » En tout cas pour Trotsky un gouvernement ouvrier dans une telle situation ne représenterait qu’un court épisode dans la voie vers la prise du pouvoir par les travailleurs.

Enfin pour les révolutionnaires si la capacité d’adapter leur tactique à une situation changeante est essentielle, la capacité de garder le cap sur l’objectif final ne l’est pas moins. Voici comment Trotsky conclut son analyse : « Il est impossible de prévoir quelles seront les étapes concrètes de la mobilisation révolutionnaire des masses. Les sections de la IVe Internationale doivent s’orienter de façon critique à chaque nouvelle étape et lancer les mots d’ordre qui appuient la tendance des ouvriers à une politique indépendante, approfondissant le caractère de classe de cette politique, détruisent les illusions réformistes et pacifistes, renforcent la liaison de l’avant-garde avec les masses et préparent la prise révolutionnaire du pouvoir. »

Quelle pertinence aujourd’hui ?

Bien sûr, le monde a changé considérablement depuis cette époque. D’abord, la référence à la paysannerie dans les thèses de l’IC ou chez Trotsky avait clairement un sens (qu’elle n’a plus aujourd’hui dans les pays développés) dans des pays comme la France ou l’Espagne des années 1930 et encore plus en Russie avec la double nature de la révolution. Deuxièmement, nous n’avons pas assisté depuis à des périodes aussi profondément révolutionnaires que celle qui a suivi la Première Guerre mondiale où le mot d’ordre de gouvernement ouvrier pouvait avoir un sens. Troisièmement, au cours du XXe siècle, le système a montré une capacité grandissante d’intégrer les partis ouvriers réformistes, et de leur enlever les quelques griffes qu’ils possédaient, ce qui a donné lieu aux trahisons d’une succession de gouvernements de gauche.

Tout ce débat pourrait sembler donc un peu académique. Deux raisons nous convainquent du contraire. D’abord, l’examen du passé nous permet surtout de nous inspirer de la méthode des marxistes face à des choix tactiques et à la pertinence de tel ou tel mot d’ordre transitoire. Deuxièmement, il existe aujourd’hui un intérêt supplémentaire à un retour critique sur les analyses des révolutionnaires des années 1920 et 1930. Nous entrons dans une nouvelle période (sans qu’elle soit identique) de guerres et de révolutions. Et si l’espace pour des réformes se referme cela ne signifie pas la fin du réformisme ni la possibilité de l’émergence de nouveaux partis très radicaux mais pas forcément révolutionnaires et tout aussi capables de désamorcer les affrontements de classe et de rétablir l’ordre. Dans les années très mouvementées à venir nous aurons à affronter une succession de situations nouvelles qui exigeront des changements rapides de tactique. Une des leçons les plus sûres du passé est que ces changements de tactique ne seront possibles qu’avec une boussole claire, celle qui met au centre l’objectif final de la révolution, l’identification de la source du changement de conscience dans l’auto-activité, la prise du pouvoir par en bas par les travailleurs, l’indépendance de l’organisation révolutionnaire, son indépendance de critique et d’action, etc.

Ce ne sera pas en soi une garantie de succès mais pourrait nous permettre d’éviter certaines erreurs du passé, que ce soit par exemple la participation de la CNT ou du POUM aux gouvernements libéraux en Espagne en 1936 ou les illusions de l’extrême gauche au Chili en 1973 dans le « patriotisme » de l’armée.

L’histoire nous montre en effet que pour garder la possibilité de critiquer et d’agir de manière indépendante, la participation à l’exécutif d’un gouvernement de gauche reste exclue. Par contre cela ne signifie nullement que nous puissions nous contenter d’appeler simplement aux luttes et de dénoncer l’inévitable trahison du gouvernement. Une tactique de soutien aux éventuelles mesures progressistes et d’opposition aux mesures rétrogrades sera nécessaire y compris avec une bataille à l’intérieur des institutions elles-mêmes menée par des élus révolutionnaires. Mais cette tactique ne peut être qu’un élément dans la stratégie d’un parti ancré dans des luttes. Au cœur de cette stratégie figurera bien sûr les tactiques de front unique à mener en direction des partis de gauche et de leurs membres et sympathisants.

Cependant tout cela n’aura de sens que dans une stratégie globale qui vise à pousser le processus vers un dénouement révolutionnaire et la prise du pouvoir par les travailleurs.

Des questions qui se posent

Enfin, il serait difficile de finir cet article sans dire quelques mots sur le Brésil. Il nous semble que tout le monde est d’accord pour dire que ce qui arrive est une catastrophe, c’est-à-dire que la majorité de notre section au Brésil continue à accepter la présence d’un camarade ministre dans un gouvernement qui introduit des contre-réformes libérales que ne renieraient ni un Raffarin ni un Blair. Ce n’est pas le lieu pour en faire une analyse détaillée mais on doit se poser des questions sur comment on en est arrivé là.

Une des réponses pour expliquer la présence de ministres de Démocratie socialiste dès les premiers jours dans un gouvernement qui ne s’annonçait déjà pas très radical, était que les camarades avaient passé vingt ans à construire ensemble le PT. La participation au gouvernement en aurait été une conséquence inévitable car ne pas aller au gouvernement, disent les camarades, aurait été compris par les membres du parti et par ses électeurs comme une dérobade. On ne discutera pas ici du choix tactique de l’époque, de construire le PT, qui était très probablement le bon mais la manière dont des révolutionnaires s’organisent en tant que pôle révolutionnaire dans un parti anticapitaliste large nous intéresse au plus haut degré étant donné que nous souhaitons l’émergence d’un nouveau parti anticapitaliste ici en France. Comment concilier construction loyale du parti et indépendance et visibilité du pôle ? Comment rester en phase avec le désir des supporters du parti large de voir leurs luttes déboucher sur un changement politique par les élections parlementaires tout en développant la perspective d’un inévitable affrontement révolutionnaire et en oeuvrant pour l’émergence d’un parti révolutionnaire ? Pour revenir sur les thèses de l’IC, comment faire en sorte que les élus restent sous le contrôle strict du parti, et que les élus (même au niveau local) restent en contact direct avec leur base, que ce soit en terme de réunions mais aussi de lieu de vie et de salaire et tant de questions encore ?

Mais pour finir, la question la plus importante est peut-être de savoir comment faire en sorte qu’il y ait le maximum de cohérence et d’entente sur les principes et la stratégie à suivre dès le début et non pas au moment de la crise et surtout que ce débat et cette cohérence existent au niveau non seulement de la direction et des élus mais de l’ensemble de l’organisation (ou du pôle) révolutionnaire. Pour y arriver il n’y a pas de recettes ou de série de garanties mais au cœur de la réponse doit être la construction d’une organisation de militant(e)s révolutionnaires enraciné(e)s dans la tradition marxiste, capables ensemble de faire les bilans, de mener les débats et de trancher sur les tests à faire.

Notes

[2La plupart des textes auxquels il est fait référence ci-dessous peuvent être téléchargés du site www.marxists.org/francais

[6Thèses des quatre premiers congrès mondiaux de l’Internationale communiste 1919-1923, Ed. Maspéro 1978

[7Pierre Broué, Histoire de l’Internationale Communiste, 1919-1943, Ed. Fayard, 1997, pp.263-264

[8Pierre Frank, Histoire de l’Internationale Communiste, Ed. La Brèche, 1979, pp.223-229

[9Thèses de l’IC, p. 158 (ibid.)

[10Programme de Transition, Editions de la Taupe Rouge, 1977, p.49


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