L’État et les révolutionnaires aujourd’hui

par William Vey

5 septembre 2009

Francis Fukuyama annonçait en 1991 la fin de l’histoire et affirmait qu’une ère de paix et de prospérité s’ouvrait grâce à la chute du mur de Berlin et à l’extension à toute la planète des bienfaits de la « démocratie de marché ». Au lieu de cela, une dizaine d’années et quelques conflits meurtriers plus tard, la guerre est devenue « l’actualité du XXIe siècle » [1].

Socialisme ou barbarie ?

De fait, la chute du mur de Berlin a ravivé la tectonique des plaques impérialiste et il semble bien que cette compétition entre Etats concurrents ait rendu le monde plus dangereux et instable. Et si, comme le dit très justement Christophe Aguiton, la guerre « sans limites » a poussé vers la droite les coordonnées politiques, c’est que désormais le roi capitalisme est nu. L’enjeu auquel se retrouve alors confrontée la gauche dans son ensemble est son comportement face au recours par la classe dominante à l’Etat militariste.

Avec la guerre, la « mondialisation » signifie également, à une échelle globale, une concentration sans précédent de la propriété privée (moyens de production, information, échange, vie elle-même !) ainsi que des pouvoirs de décision et de répression. En 2000, les 100 plus grandes entreprises transnationales employaient 6 millions de salariés et contrôlaient le quart de la production mondiale. En France 2 % des grands groupes emploient un salarié sur deux et possèdent 87 % des capitaux propres ! 84 groupes contrôlent le quart de la main d’œuvre, la moitié des capitaux fixes et la moitié des profits bruts d’exploitation [2].

Cette socialisation croissante du travail (qui entre directement en contradiction avec la concentration toujours accrue des moyens de production) s’accompagne d’une casse systématique des acquis sociaux. Ce sont les retraites et la sécu en France, l’agenda 2010 en Allemagne, la concurrence généralisée entre les travailleurs au sein de l’Union Européenne par le chantage aux délocalisations (Bosch à Vénissieux), etc.
Ainsi cette guerre menée sur deux fronts - social et militaire - n’est ni plus ni moins qu’une guerre de classe déclarée au nom du rétablissement de conditions adéquates à l’accumulation du capital (restauration du taux de profit). Et la question n’est pas tant de savoir si ces conditions ont déjà été restaurées ou non, mais bien plus sur quelles bases et pour combien de temps. Or, l’outil central que la classe dominante utilise pour mener cette restauration, c’est l’Etat.

Mais dans ce développement, le capitalisme produit la force qui peut le transformer et mettre en place une société qui réponde à une logique inverse : « people not profit », « nos vies avant leurs profits ». Et c’est cette force qui représente l’avenir dans le présent. Ainsi si le système poursuit une folle course en avant, les potentialités pour le renverser se sont développées également. Si « les rapports de production de la société capitaliste se rapprochent de plus en plus des rapports de production de la société socialiste, mais, [que,] par contre, ses rapports politiques et juridiques établissent entre la société capitaliste et la société socialiste un mur de plus en plus élevé » [3] , alors le bélier permettant de briser ce mur, c’est le mouvement de résistance globale qui se développe dans chaque pays et à l’échelle internationale (mouvements anticapitaliste et antiguerre, mai-juin 2003 en France, Opel en Allemagne, etc.).

Impérialisme et militarisation des conflits de classe

Le corollaire de cette évolution est le recours par la classe dirigeante à un Etat fort : ce mur de plus en plus élevé doit pouvoir être adossé à des fondations solides ! Pour imposer ses réformes la bourgeoisie est forcée de militariser les conflits de classe et d’en produire la justification idéologique en criminalisant les pauvres et ceux qui résistent. Le lien existant entre Bush - le chef de la guerre « à l’extérieur » - et Sarkozy - le chef de la « guerre intérieure » - est établi clairement par le règlement du 27 décembre 2001 de la Commission européenne. En définissant le terrorisme comme un acte qui peut « gravement déstabiliser ou détruire les structures fondamentales politiques, constitutionnelles, économiques ou sociales d’un pays ou d’une organisation internationale (...), contraindre indûment des pouvoirs publics à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque » ou bien qui entraîne « la perturbation ou l’interruption de l’approvisionnement en eau, en électricité ou toute autre ressource naturelle fondamentale ayant pour effet de mettre en danger des vies humaines » [4], c’est successivement de la criminalisation des mobilisations de masse et de la remise en cause du droit de grève qu’il s’agit. En clair c’est la criminalisation de tout mouvement remettant en cause le capitalisme et ses institutions.
Ainsi dans cette guerre ouverte contre la classe ouvrière l’Etat est un outil clé pour la classe dominante. « Le recul de l’Etat social a alors pour contrepartie la montée en puissance de l’Etat pénal et sécuritaire, dont les mesures liberticides adoptées depuis le 11 septembre aux Etats-Unis et en Europe constituent le prolongement » [5]. Pour reprendre les termes de Daniel Bensaïd, la « guerre préventive contre le terrorisme » n’est pas autre chose qu’une « guerre contre-révolutionnaire préventive », dont l’Etat est l’agent.

Société de classes et pouvoir politique

Le point de départ de l’analyse est la division de la société en classes antagonistes aux intérêts irréconciliables. L’Etat est à la fois le produit et la manifestation de cette division. Pour que la société ne sombre pas dans une lutte stérile entre classes aux intérêts économiques opposés : « le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l’« ordre » ; et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger, c’est l’État » [6].

C’est tout d’abord à l’aide de son armée et de sa police - des détachements spéciaux d’hommes armés disposant de prisons et de divers établissements pénitentiaires - que la classe dominante exerce directement sa domination politique sur la classe ouvrière et ses alliés potentiels. Encore une fois c’est la division de la société en classes qui rend nécessaire cette spécialisation. Qu’il en soit autrement et c’est le spectre de la guerre civile qui revient. Le développement d’un corps de fonctionnaires spécialisés dans la gestion des personnes et dans le prélèvement du tribut nécessaire à l’entretien de cette force publique permet d’acheter concrètement une base de soutien et l’adhésion aux idées d’un Etat neutre garant de l’intérêt général. En France c’est l’Etat-providence et l’ensemble des fonctionnaires chargés de l’exercice pratique des services publics (EDF-GDF, SNCF, école, etc.). Quel est l’intérêt général dans une société divisée en classes ?!

Bien sûr la domination politique directe ne pourrait subsister sans une domination idéologique : « les idées dominantes sont les idées de la classe dominante ». Les institutions de l’Etat (école, etc.) ainsi que les médias acquis au traitement capitaliste de l’information sont autant de relais de cette idéologie.

L’organisation d’un pouvoir central de répression a un but précis : maintenir l’exploitation de la majorité et réprimer toute tentative de contestation de l’ordre et de la domination de la bourgeoisie. Ainsi l’Etat n’est pas un instrument pour la conciliation des classes mais celui de la domination d’une classe sur une autre. En ce sens on devrait systématiquement parler d’Etat bourgeois/capitaliste.

S’il est nécessaire pour la classe ouvrière de détruire l’Etat bourgeois pour renverser l’ordre capitaliste, elle a tout autant besoin d’exercer un pouvoir de répression pour mater l’ancienne classe dominante qui se battra pied à pied pour conserver ses privilèges. Ainsi la prise de pouvoir et la formation d’un Etat ouvrier - « la constitution du prolétariat en classe dominante » [7] - n’est pas nécessaire pour changer la société mais pour organiser la répression des capitalistes (« la bourgeoisie ne se suicidera pas dans la joie ! »).

On comprend mieux l’impasse d’une stratégie visant au contrôle politique de l’Etat afin d’impulser un changement social. Peut-on imaginer sérieusement que la classe ouvrière puisse faire fonctionner, pour ses intérêts, une machine calibrée pour la réprimer ! Ainsi la révolution implique la destruction de l’Etat bourgeois et la mise en place d’un Etat ouvrier, mais sur des bases éminemment plus démocratiques que l’Etat précédent, avec la participation de millions de personnes conscientes pour en assurer le contrôle. Avec la disparition de la division en classes de la société, disparaît la nécessité de la domination d’une classe sur une autre et l’Etat lui-même, en tant que pouvoir de répression, est voué à s’éteindre. La socialisation des fonctions de l’Etat remplace le gouvernement des personnes par l’administration des choses.

Un mur « de plus en plus élevé » et un pouvoir « de plus en plus étranger »

La stratégie d’une prise de contrôle de l’Etat pour organiser le changement social a été largement soumise au test de l’histoire. L’intégration progressive des organisations de la classe ouvrière, et principalement de leurs directions, dans la gestion du capitalisme n’a pas le moins du monde contrarié l’évolution de « l’Etat social vers l’Etat pénal ».

La parenté directe du ministre de l’économie et du n°2 du MEDEF pourrait nous abuser sur l’origine de cette évolution de l’Etat vers un « pur Etat de classe ». Elle ne vient pas du kidnapping de l’Etat par une droite mafieuse, mais prend sa source dans la dynamique interne du capitalisme. Quand le baron Seillière ironise en déclarant que le gouvernement n’a rien fait pour les patrons, il a une conscience claire de cette évolution et exprime son souhait d’en accélérer la marche. On trouvera sans peine des exemples récents illustrant ce processus.

La suppression du service militaire et la constitution d’une armée de métier vient parachever la spécialisation des forces armées et en termine avec l’héritage du « peuple en arme ». A l’achat direct des soldats, gendarmes et policiers par des avantages matériels (soldes, retraites, logements, etc.), s’ajoute une domination idéologique accrue évitant (dans certaines limites) une quelconque « contamination de classe » au sein de la force « publique ».

Par ailleurs, le recours, deux fois en deux ans, au fameux article 49-3 de la Constitution française par Raffarin (au nom de la démocratie !) - permettant de faire passer un projet de loi sans recourir à un vote parlementaire - combiné à la réforme des scrutins électoraux s’inscrivent dans la même dynamique. La République, enveloppe politique de la domination de classe, n’est plus à même d’assurer la médiation pacifique des conflits de classes.

Enfin qu’il devienne courant de constater que l’Etat et les conseils d’administration des grands groupes sont au même étage de l’édifice capitaliste constitue encore un avatar du caractère de classe de l’Etat. Dick Cheney aux Etats-Unis ou Francis Mer en France en sont les plus claires illustrations. Pur produit du capital, Francis Mer, promu ministre de l’économie, semblait avoir une destinée toute tracée à la tête d’EDF-GDF avant de se retrouver président d’une commission chargée d’établir un bilan... de la ‘réforme’ de l’Etat !

Conclusion

Dans une société de classes, l’État ne peut être que l’instrument de la domination (politique) d’une classe sur une autre. La forme que prend cette domination peut varier d’un pays à l’autre suivant l’histoire nationale mais des structures démocratiques en sont un élément essentiel permettant de stabiliser le pouvoir de l’Etat sans attenter au privilège d’une infime minorité de contrôler la production et la répartition des richesses au détriment de l’immense majorité. Et la polarisation de classe rend ces structures de plus en plus inefficaces.

En France l’histoire de la lutte des classes a abouti à ce que, depuis la Libération, domine l’idée d’un lien indissoluble entre l’Etat-nation, les acquis sociaux et la République ; à travers notamment la figure de l’Etat-social. La base matérielle de cette hégémonie idéologique était fournie par l’intégration de la direction du mouvement ouvrier dans la gestion du développement du capitalisme et des institutions de la solidarité sociale.

Paradoxalement le fait d’avoir eu à lutter pour défendre l’école et les retraites a pu renforcer cette idée que la défense des acquis sociaux passait par la défense de l’Etat-social, et donc de l’Etat tout court ; l’idée qu’un mouvement social fort pourrait inverser la tendance et faire pencher la balance de l’Etat-pénal vers l’Etat-social. La « farandole des Marianne » à Montpellier, pendant le mouvement de mai-juin 2003 en est une bonne illustration. Chaque manif ou rassemblement se terminait par un défilé d’une vingtaine de Marianne. Sur le devant elles portaient en bandoulière « école », « sécu », « retraite », « culture », etc. Et quand elles étaient retournées aux cris de « vendues à », on pouvait lire « OMC », « FMI », « AGCS ».

La responsabilité des révolutionnaires aujourd’hui est de ne pas reproduire cette confusion sur la façon dont on peut changer le système et de contribuer au contraire à la clarification dans le mouvement du rôle de l’Etat. Il y a un seul mot qui aurait dû être écrit au dos des Marianne, c’est « Etat » ; là résidait toute l’ambiguïté de la farandole. L’unique rempart contre les politiques néolibérales de casse des acquis sociaux et plus généralement contre la politique de la classe dominante est un mouvement de masse au sein duquel la classe ouvrière joue un rôle central. Le point de départ n’est pas Marianne mais le mouvement. Mais en finir avec la « guerre contre le terrorisme » comme avec les politiques néolibérales (changer le système quoi !) nécessite de briser l’Etat et ses institutions. Ceci par le développement d’un mouvement de masse qui permette de faire l’expérience commune de la démocratie et de notre force collective, et au sein duquel puisse être clarifié le nécessaire renversement de l’Etat ainsi que celui de la construction d’un Etat démocratique par en bas. Car il n’y a pas d’Etat-social véritable qui ne soit un Etat socialiste. Seule perspective pour pouvoir poser les bases matérielles d’une société sans classe.

Notes

[1Voir Claude Serfati, La « guerre sans limites », actualité du 21e siècle, in Mondialisation et Impérialisme, Les Cahiers de Critique Communiste, éditions Syllepse, Paris, 2006

[2Voir Daniel Bensaïd, Un monde à changer, Textuel, Paris, 2003, p. 32.

[3Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou révolution  ?, Les amis de Spartacus, St-Etienne, 1997, p. 59.

[4Alain Krivine, Roseline Vachetta, Bilan de mandat des députés européens, Rouge Europe n°6, Bruxelles, 2004, p. 33.

[5Daniel Bensaïd, op. cit., p.20.

[6Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, cité par Lénine dans L’État et la révolution, Éditions en langues étrangères, Pékin, p.7.

[7Marx, Manifeste communiste, cité par Lénine, op. cit., p.28.


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