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5 septembre 2009
Dans l’histoire des États-Unis, le Parti démocrate a joué le rôle d’un parti réformiste. Cette réalité est due à l’absence d’un parti social-démocrate aux États-Unis, contrairement à la plupart des pays capitalistes industriels. Dans les milieux progressistes américains, il arrive souvent d’entendre que le Parti démocrate pourrait octroyer des réformes aux travailleurs et servir d’instrument de changement social. Beaucoup d’idées fausses et d’illusions existent sur ce parti. Elles trouvent leurs origines, en partie, dans les réformes du « New Deal » engagées par le président Franklin D. Roosevelt au moment de la « Grande Dépression ».
Pour les travailleurs américains, le New Deal a créé certains acquis : la sécurité sociale ou le droit à la représentation syndicale, par exemple. L’intervention de l’Etat dans l’économie aux États-Unis (comme en Europe et en URSS sous d’autres formes) pour tenter de relancer la production n’a pourtant pas suffi : seule la Deuxième Guerre mondiale a permis la relance de l’économie mondiale. En revanche, grâce à l’entrée sur la scène politique des victimes de la crise qui cherchaient des solutions pour sortir de la misère, les années trente ont été une période très dynamique pour le mouvement ouvrier.
Au début des années trente, l’économie s’était totalement effondrée et la misère touchait tous les travailleurs des USA. Après le krach de 1929, plus de cinq mille banques avaient fermé, bloquant l’accès au crédit pour les entreprises qui répondirent par des licenciements massifs (pour celles qui n’avaient pas fermé). Les entreprises avaient réalisé dix milliards de dollars de profits en 1928, elles en perdirent plus de trois en 1932 [1]. La faillite du système financier entraîna toute la production avec elle. En 1933, la production industrielle chuta de 50% et environ quinze millions de travailleurs (entre un quart et un tiers des salariés du pays) étaient au chômage [2]. Des millions d’expulsions locatives eurent lieu, les sans-abris devaient se déplacer vers les « Hoovervilles » (petits villages de cabanes vite construites sur des décharges - leur nom vient du président Hoover, pointé ainsi du doigt comme responsable de la pauvreté). L’incapacité du gouvernement Hoover à enrayer le développement de la misère a permis à Roosevelt de remporter les élections de novembre 1932. Il avait réussi, lui, à susciter l’espoir d’un changement au sein d’une population de plus en plus désespérée.
Pour ceux qui soutiennent que le New Deal a été la solution face à la Grande Dépression, le postulat de base est que l’intervention de l’État dans l’économie a permis de faire ce qui n’était pas possible sous la doctrine du « laissez-faire » : coordonner une relance économique globale tout en employant les chômeurs et en accordant une place aux travailleurs dans la direction économique du pays. Pourtant, le New Deal n’a jamais été un plan pour sortir les travailleurs de la crise. Il s’agissait, en réalité, de réformes mises en place à différents moments (en fonction du contexte) pour assurer la stabilité du système capitaliste. En fait, nous pouvons catégoriser deux « New Deals » selon deux groupes de réformes : le premier eut lieu en 1933 après l’élection de Roosevelt, et le deuxième en 1935, en réponse au mouvement ouvrier qui, alors, se renforçait.
En fait, quand Roosevelt est arrivé au pouvoir en 1933, l’ensemble de la classe dirigeante s’accordait sur le fait qu’il fallait une intervention large et coordonnée de l’État : c’est la crise, elle-même, qui a poussé à une étatisation de l’économie et non Roosevelt. Le premier comme le deuxième « New Deal » se basent, sur une forte intervention de l’État dans les affaires économiques, c’est là leur point commun. Cependant, ils diffèrent fortement quant à la nature de cette intervention et celle des groupes visés par les réformes (banques, entreprises, travailleurs).
Le deuxième « New Deal », mis en place à partir de 1935 pour répondre aux luttes sociales, visait (en apparence) les travailleurs et les petits fermiers et comportait des mesures véritablement progressistes.
Les réformes du premier « New Deal » étaient, en grande partie, des mesures qui favorisaient les grandes entreprises. La première était une législation bancaire qui fournissait une aide aux banques pour qu’elles puissent rouvrir [3]. Trois mois plus tard, le « Home Owners Loan Act », tentait de sauver le secteur immobilier en autorisant les banques à échanger leurs créances douteuses contre des bons du Trésor garantis par l’État. [4]
En ce qui concerne les emplois générés par le « New Deal », la mesure la plus connue est le programme de travaux publics appelé « Works Progress Administration » (WPA) qui planifiait des projets de construction pour les secteurs de l’infrastructure encore insuffisamment développés (ponts, autoroutes, aéroports, écoles, etc.). La main d’œuvre était recrutée parmi les millions de chômeurs mais ces emplois n’étaient pas stables : on créait beaucoup d’emplois aux moments des élections ou lorsque la mobilisation contre le chômage se développait mais, on les supprimait très vite. Au maximum, ces programmes ont employé 25% des chômeurs [5]. De plus, le coût de ces projets a été plus qu’avantageux pour l’État américain car, en payant simplement les salaires courants des entreprises privées, ces travaux ont été réalisés pour des sommes dérisoires. Pour qualifier ces programmes d’aide aux chômeurs, la « Unemployed League » utilisait l’expression : « pas assez pour vivre, juste assez pour ne pas mourir » [6].
Au cœur de la politique d’intervention de l’état se trouvait la « National Industrial Recovery Act » (loi de relance de l’industrie nationale – NIRA). Elle visait à coordonner l’activité économique des grandes entreprises en codifiant la valeur des prix, les salaires et la production. Ces codes se négociaient dans un partenariat « gouvernement-patronat-travail ». La « National Recovery Administration » (NRA : administration chargée de mettre en place la NIRA) côtoyait alors les syndicats. Ainsi, pour la première fois, ces derniers étaient officiellement des partenaires pour la direction politique du pays. Pourtant, ce n’était rien d’autre que quelques concessions face au mouvement ouvrier qui se développait. Comme le décrit l’historien Howard Zinn : « Là où le mouvement syndical était fort, Roosevelt a fait quelques concessions aux travailleurs. Mais là où il était faible, Roosevelt n’était pas préparé à résister aux pressions des leaders industriels pour contrôler les codes NRA » [7].
Les « quelques concessions » que la NRA fit aux travailleurs étaient peu nombreuses et ambiguës. La section 7a de la loi de relance disait, très vaguement, que les travailleurs avaient le droit de s’organiser. Si les syndicats l’avaient compris de cette manière, les employeurs, quant à eux, interprétaient cette loi comme un soutien à leur stratégie d’imposer des « company unions », (aussi appelés « syndicats jaunes », ils existaient pour et par une seule entreprise et développaient l’« esprit corporatiste » et non les luttes) [8]. Cette ambiguïté mena à la répression systématique contre les mobilisations ouvrières à tel point qu’elle justifia le droit de s’organiser : les syndicats commençaient à organiser des milliers de travailleurs (un slogan célèbre était « le président veut que tu te syndiques ») ! Pourtant, selon l’American Civil Liberties Union [9], « il n’y eut à aucun moment autant de violations généralisées des droits des travailleurs » [10].
En 1933, Roosevelt affirmait : « les travailleurs de ce pays ont, avec cette loi, des droits qui ne leur seront jamais retirés, mais, en même temps, aucune violence n’est nécessaire pour les obtenir… Le même principe qui s’applique aux employeurs s’applique aussi aux travailleurs et je vous demande, travailleurs, votre coopération dans ce même état d’esprit » [11]. Il proposait, en fait, que l’Etat devienne un cadre administratif de discussion entre le patronat et les travailleurs : il créait ainsi un espace où des intérêts contradictoires pourraient être discutés afin d’empêcher qu’ils ne s’affrontent sur les lieux de travail. Mais les travailleurs n’avaient aucun autre moyen que la lutte, face à des patrons qui bafouaient leurs droits en toute impunité.
Il a fallu attendre deux ans avant que Roosevelt ne donne de réelles garanties aux travailleurs quant à leurs droits face aux patrons. Pendant ces deux années, la lutte des classes s’était intensifiée et le droit des travailleurs à s’organiser était bafoué quotidiennement : cinquante-deux grévistes avaient été assassinés par la police en 1934 [12] et des arrestations arbitraires avaient lieu régulièrement. Mais, toutes ces batailles commençaient à s’unifier, forgeant un mouvement ouvrier de masse à l’échelle de tous les États-Unis : celui-ci a été capable d’infléchir le rapport de force en faveur des travailleurs et de montrer aux masses une voie de sortie de la Dépression.
Les dirigeants de l’« American Federation of Labor » (AFL), principale centrale syndicale, faisaient peu d’efforts pour coordonner les travailleurs non-organisés, maintenir organisés ceux qui l’étaient et protéger le mouvement de la répression. C’était une structure très conservatrice (encore partisane d’un syndicalisme corporatiste, ses membres étaient surtout des ouvriers qualifiés parfois très hostiles aux masses non-qualifiées) qui s’était distinguée des autres organisations par son silence face au chômage. Néanmoins, la NIRA et sa section 7a étaient perçues comme positives par les travailleurs et beaucoup d’entre eux souhaitaient s’organiser. La bureaucratie de l’AFL ne pouvait les ignorer.
Le mouvement ouvrier connut à cette période une vraie poussée : il transformait sa colère généralisée en résistance organisée. Un million de travailleurs se mirent en grève en 1933 (quatre fois plus que l’année précédente). En 1934, les chiffres étaient encore plus élevées : 1 856 grèves auxquelles participèrent 1 470 000 travailleurs [13].
1934 fut une année qui changea fondamentalement le rapport de force en faveur des travailleurs. Parmi les plus importantes, il y eut trois grèves générales : à Toledo, San Francisco et Minneapolis. Ces grèves partirent d’un secteur précis (l’automobile à Toledo, les camionneurs à Minneapolis et les dockers à San Francisco) et gagnèrent la solidarité des autres travailleurs de la ville. Elles étaient contrôlées démocratiquement par la base et avaient un caractère quasi-insurrectionnel. La même année, un mouvement des ouvriers du textile s’étendit également, du Sud vers le Nord, entraînant plus de 400 000 travailleurs dans la grève.
Ces grèves de 1934 échappaient au contrôle des directions syndicales. C’est là leur aspect fondamental. La radicalité des travailleurs, qui n’acceptaient aucun obstacle pour leur syndicalisation, a contraint la bureaucratie de l’AFL à comprendre les changements en cours. Quelques bureaucrates de l’AFL, groupés autour de John L. Lewis (président du syndicat des mineurs) avaient rompu avec l’idée des syndicats corporatistes lors des grèves de 1934, en faveur d’un syndicalisme industriel. En effet, Lewis avait compris que si l’AFL n’organisait pas les ouvriers non-qualifiés combatifs, une autre fédération syndicale se développerait en les organisant sur les bases radicales des dernières grèves. Au congrès de l’AFL en 1935, ce débat provoqua une scission. Les partisans du syndicalisme industriel, groupés autour de Lewis, formèrent le « Committee for Industrial Organization » (CIO). En 1938, l’AFL expulsa définitivement le CIO de ses rangs et ce dernier devint le Congress of Industrial Organizations [14] : une fédération syndicale rivale.
Le CIO organisait quatre millions de travailleurs deux ans après sa fondation. Il devait son développement au militantisme de base dans les grandes industries américaines et son existence donnait confiance à des milliers de travailleurs en lutte. Comme les syndicats du CIO organisaient les militants les plus offensifs des différentes branches de l’industrie, la combativité se développa notamment dans l’industrie pneumatique et l’automobile. De ces luttes dans l’industrie, il émergea une tactique qui se répandit très vite internationalement et qui rendit célèbre les militants du CIO : la grève avec occupation d’usine. Quand les travailleurs arrêtaient de travailler, ils se trouvaient dans une position favorable pour se défendre contre les attaques de la police ou des milices privées de l’entreprise. De plus, l’occupation était le défi le plus direct face à la propriété privée : l’usine appartenait alors aux ouvriers et c’était à eux de prendre les décisions. En 1936 et 1937 le « United Automobile Workers » (UAW) devint le syndicat le plus militant et le plus démocratiquement contrôlé du CIO, avec des statuts et une direction élue par la base. En automne 1936, il y eut de nombreuses grèves avec occupation d’usine en réponse à diverses provocations. Par exemple, les ouvriers de Goodyear répondirent de la même manière lorsque la direction tenta d’invalider les pneus produits par les syndicalistes de l’usine que lorsque le Ku Klux Klan brûla une croix devant l’entreprise : ils lancèrent des « sit-down » (arrêt immédiat du travail) [15].
Le « sit-down » a été un outil-clé dans les batailles qu’ont mené les ouvriers de l’UAW. Entre décembre 1936 et février 1937, les travailleurs de General Motors de Flint entamèrent une grève où ils firent face à la police. Ne pouvant pas évacuer l’usine par la force, celle-ci coupa le chauffage. Mais bientôt, d’autres usines furent occupées dans la capitale de l’automobile américaine. Quand le gouverneur du Michigan menaça d’envoyer la Garde Nationale contre les occupants, les ouvriers répondirent par un communiqué où ils disaient qu’ils resteraient quoiqu’il en coûte. Ne voulant pas risquer le suicide politique qu’impliquait l’envoi de troupes contre les grévistes, General Motors dut céder. 140 000 des 150 000 ouvriers de production avaient participé à la grève [16]. La grève de Flint a eu un fort impact dans l’automobile et dans toute l’industrie américaine : on a compté 170 grèves « sit-down » entre mars et juin 1937. Le nombre de grèves doubla entre 1936 et 1937, environ deux millions de travailleurs y participèrent [17].
En même temps que le mouvement ouvrier s’intensifiait, les forces adverses se coordonnaient pour mettre fin à la combativité. Le deuxième « New Deal » devait prendre en compte la radicalité naissante des travailleurs. Le « National Labor Relations Act » fut accepté par Roosevelt en 1935. Cette loi légalisait la négociation collective, interdisant le refus patronal de reconnaître un syndicat. L’idée était de façonner une machine d’État chargée de toutes les relations entre capital et travail afin que la reconnaissance syndicale soit encadrée par le gouvernement et non, gagnée par les travailleurs en lutte. L’autre élément du deuxième New Deal fut le « Social Security Act », qui donnait une assurance sociale aux chômeurs et aux personnes âgées [18].
Roosevelt, qui s’était vanté d’être « le meilleur ami que le système du profit ait jamais connu » se trouva confronté à une nouvelle étape de la lutte des classes. Il devait faire des concessions aux travailleurs, même si cela signifiait, perdre le soutien d’une partie des grands industriels. Politiquement, il avait besoin d’alliés, dans le mouvement ouvrier, capables d’influencer le développement des luttes. John Lewis et les dirigeants du CIO, grâce à leur rhétorique radicale dans des luttes, étaient les mieux à même de canaliser le soutien des travailleurs vers Roosevelt pour les élections de 1936.
Cependant, même avec la présence des dirigeants du CIO dans la coalition New Deal, le deuxième New Deal ne constituait pas de garantie suffisante pour un soutien absolu des travailleurs à Roosevelt. En effet, une partie non négligeable des travailleurs avait été amenée, par sa propre expérience, à désirer la construction d’un parti des travailleurs, indépendant des deux partis principaux. En en 1935, la convention du UAW décida la création d’un parti national des travailleurs et des fermiers. Pourtant, ayant promis leur soutien syndical à Roosevelt, les cadres du CIO se devaient de l’obtenir, y compris par le chantage et la tromperie... Ainsi, un partisan de Lewis s’adressa aux délégués du UAW en les prévenant que s’ils ne soutenaient pas Roosevelt, le CIO couperait leurs fonds. C’est ainsi que la convention adopta une résolution en faveur du président [19].
Conscient de la motivation des travailleurs pour un parti indépendant, le CIO créa la « Labor Nonpartisan League » (LNPL), un lobby soi-disant « indépendant ». Son but fondamental était, en réalité, de lier le mouvement ouvrier au Parti Démocrate de Roosevelt. La LNPL reçut plus de 750 000 dollars pour la réélection de Roosevelt, 80% de cette somme provenant des nouveaux syndicats adhérents au CIO [20]. Les fondateurs de la LNPL fondèrent aussi son arme politique : l’« American Labor Party » qui réussit à attirer des militants ouvriers influencés, en partie, par des idées socialistes.
Le contexte des élections de 1936 obligea Roosevelt à radicaliser son discours. Après le passage de certains hommes d’affaires dans le camp républicain, il déclara : « si [le monde des affaires] me hait, je suis content de leur haine. Si je suis réélu, ils connaîtront leur maître ». Cette alliance entre l’administration New Deal et le CIO annonça la fin de l’action indépendante de la classe ouvrière dans les années trente.
Ce que la classe dirigeante américaine n’avait pu faire au moyen d’attaques frontales, elle pouvait maintenant le faire grâce à la cooptation des syndicats. Alors qu’à Flint, John Lewis avait soutenu l’occupation des usines, au milieu de l’année 1937, l’UAW déclara qu’elle « ne supporterait plus les grèves sauvages ou grèves sans autorisation syndicale » [21]. Lors des négociations entre l’UAW et General Motors, l’entreprise automobile demanda un permis de licencier les travailleurs qui participaient aux « grèves sauvages », ce que le syndicat accorda. L’historien trotskyste, Art Preis, explique les contradictions de la jeune fédération syndicale ainsi :
L’histoire du CIO apparaîtrait toujours comme un mélange de deux éléments. D’un côté, l’organisation de masse des ouvriers industriels produirait des grèves gigantesques, le plus souvent initiées par la base contre la direction. De l’autre, les travailleurs seraient privés de beaucoup d’acquis qu’ils auraient pu gagner à cause de l’intervention du gouvernement, qui avait le soutien des dirigeants du CIO eux-mêmes. Par leur manque de volonté de s’affronter aux Démocrates, les dirigeants du CIO maintenaient, eux-mêmes, un des bras du CIO - son bras politique – attaché derrière le dos. [22]
Vers la fin de 1937, une nouvelle récession entraîna une baisse de la production industrielle et une nouvelle augmentation du chômage. Fraîchement réélu, le président révéla ses vraies affinités de classe en coupant les budgets des programmes en faveur des pauvres et des chômeurs. C’était évidemment l’époque où toutes les puissances industrielles du monde commençaient à faire des dépenses militaires pour se préparer à la guerre et les États-Unis n’étaient pas une exception. Roosevelt, en cherchant les moyens de financer l’armement, devait renouer des liens avec le monde du « big business ». Comme le décrit Mike Davis, « le désir de Roosevelt de gagner un soutien pour une politique étrangère interventionniste a pris le dessus sur les tentatives de réforme ou des nouvelles concessions au mouvement ouvrier » [23].
La nouvelle posture du président se révéla lors des batailles qui suivirent. Le gouvernement du New Deal intervint aux côtés des patrons, même lorsque ces derniers désobéissaient aux lois de 1935. Une entreprise d’acier à Chicago, Little Steel, refusa de reconnaître les syndicats du CIO, préférant financer des milices privées. Lorsque les ouvriers de l’usine firent grève, la police, la Garde Nationale et les milices chargèrent avec fusils et matraques, tuant 18 ouvriers et en blessant 101. Roosevelt ne condamna pas le massacre.
En termes d’influence sur le mouvement ouvrier, le parti qui joua le rôle le plus important à cette période fut le Parti communiste des États-Unis. Les autres partis étaient trop petits pour avoir un impact significatif sur la dynamique des luttes. Le Parti Socialiste, souffrant de crises internes et de fractionnisme, perdait rapidement ses militants. Les trotskystes, quant à eux, étaient organisés dans la Communist League of America puis dans le Socialist Workers Party (IVe Internationale). Ils ont regroupé un maximum de 2500 militants en 1938. Si leur intervention fut fondamentale pour la réussite des grèves industrielles au milieu des années trente (surtout à Minneapolis), ils ne réussirent à incarner, pour la masse des travailleurs américains, un parti révolutionnaire conséquent. C’est le PC qui gagna la confiance d’une partie importante de la classe ouvrière, malgré les limites imposées par la direction stalinienne.
Le PC avait une vraie base d’ouvriers industriels et comprenait, dans la deuxième moitié des années trente, des dirigeants de grèves qui avaient participé à la construction des syndicats du CIO. Des membres du Parti communiste s’investissaient dans chaque syndicat local de l’automobile. C’est dans les luttes de 1934 à 1937 que le parti se développa le plus. À la fin de 1938, le PC comptait 82 000 membres, avec une périphérie beaucoup plus large, alors qu’il n’en avait que 7 500 huit ans plus tôt.
De plus, le PC gagna énormément de crédit parmi la population noire américaine, par son implication dans la lutte contre le racisme. Avant les années trente, le mouvement ouvrier souffrait de la ségrégation raciale. Les Noirs, étant moins bien payés, plus souvent au chômage et souffrant de l’exclusion légale dans le sud (et de facto dans le nord), furent parfois utilisés par les patrons, comme briseurs de grève lors des conflits. L’AFL ne prenait pas en compte la question du racisme et les Noirs étaient peu organisés en tant que travailleurs. Les Communistes s’efforçaient d’intégrer la lutte contre le racisme dans la lutte des classes. Ils intervenaient aussi bien dans le Sud où ils luttaient contre le Ku Klux Klan que dans le Nord où ils organisaient les Noirs autour de la question du chômage et de la discrimination à l’emploi. Au milieu de la décennie, le PC recruta un grand nombre de Noirs au sein des luttes qui donnèrent naissance au CIO. À partir de la vague de grèves de 1934-1935, les Noirs se syndiquaient de plus en plus : avant la fin des années trente, il y aurait eu un demi million d’ouvriers Noirs dans le CIO [24]. Le PC joua un rôle-clé dans cette réussite.
Un parti communiste, si implanté soit-il, ne pouvait échapper au stalinisme. Au moment fort de la lutte des classes aux Etats-Unis, l’Internationale Communiste (IC) faisait de brusques changements stratégiques selon les directives de Moscou et les États-Unis ne furent pas épargnés. La stratégie du Front Populaire, élaborée par Staline en 1935, signifiait que le PC américain devait désormais adapter sa politique en fonction des besoins des partis de la bourgeoisie « progressiste ». Ainsi, les Communistes s’alignèrent sur Roosevelt et les Démocrates du New Deal pour, soi-disant, lutter contre la menace fasciste.
Alors qu’en janvier 1935, le PC décrivait Roosevelt comme le « principal organisateur et inspirateur du fascisme dans ce pays », il est allé jusqu’à entrer dans le Parti Démocrate avant les élections de 1936 [25]. Le changement de stratégie dans l’IC se traduisit visiblement sur l’activité syndicale des militants communistes. Avant 1935, les Communistes dénonçaient les dirigeants syndicaux comme des « social-fascistes » mais, avec la stratégie du Front Populaire le PC a finalement donné son soutien inconditionnel à John Lewis dans le CIO tout en stoppant sa tentative d’organiser une tendance de gauche au sein du CIO.
Pour les architectes de la stratégie du Front Populaire aux Etats-Unis, le PC devait, d’une part, renoncer à son caractère de parti strictement ouvrier (en trouvant des alliances avec des organisations et associations des classes moyennes) et, d’autre part, souligner la nature organiquement américaine et patriotique du Parti afin de gagner de la crédibilité face à une partie de la bourgeoisie. Earl Browder, le sécrétaire général du PC résuma ce nouveau schéma en une phrase, « Nous sommes américains et le Communisme, c’est l’américanisme du XXe siècle » [26]. Entre 1937 et 1939, le Front Populaire s’éloigna encore plus de la lutte des classes, devenant un vague « Front démocratique » contre le fascisme.Browder tenta même de se rapprocher de l’église catholique, insistant sur les similarités entre les catholiques et les communistes.
L’élargissement de l’influence du Parti sur la base de cette mauvaise stratégie eut des conséquences d’autant plus tragiques. Une grande partie des travailleurs les plus militants vinrent au PC car ils cherchaient une organisation révolutionnaire implantée dans le mouvement ouvrier. Mais lors des grèves « sauvages » de 1937 et 1938 dans l’automobile, le rôle du PC fut ouvertement réactionnaire. Il déclara que le Parti ne donnerait pas et n’avait jamais donné son soutien aux grèves sans autorisation syndicale. Le PC alla jusqu’à dénoncer les militants de base qui participaient à ces actions, parfois jeunes militants communistes eux-mêmes.
Quant à la réussite des réformes, le chômage atteint son minimum de 14% en 1937. En revanche, la Seconde Guerre mondiale mit tout le monde au travail. Cette guerre, dont les Etats-Unis sont sortis comme première puissance économique mondiale, fut en réalité, le seul moyen pour la classe capitaliste de sortir de la crise.
La crise des années 30 fut, évidemment, une crise au sein de la classe dirigeante, mais aussi une crise au sein du mouvement ouvrier. Elle a poussé à une modernisation des organisations ouvrières : un nouvel appareil syndical s’y est forgé ainsi qu’un parti représentant les exploités. Si ces deux éléments n’ont pu se développer complètement, les « années New Deal » ont vu une énorme radicalisation des travailleurs américains en un temps extrêmement réduit. Elles ont démontré tant le potentiel offensif de la classe ouvrière que les limites de ce dernier lorsqu’il est privé d’une direction conséquente. Les conséquences tragiques de la politique du PC et des organisations ouvrières se sont fait ressentir sur la gauche américaine pendant le reste du XXe siècle. Les luttes politiques des années 60 n’ont jamais réussi à se lier de manière importante au mouvement ouvrier.
Ce résultat n’était pourtant pas inévitable. Les masses rejetaient de plus en plus la domination capitaliste et, la classe dominante divisée et sans solutions à long-terme, ne réussissait plus à dominer comme avant. L’occasion se présentait donc pour une alternative au capitalisme. Si les années trente nous ont appris quelque chose à l’échelle internationale, c’est bien que dans la lutte de classe, on n’a pas le droit de manquer une telle occasion.
[1] De Le New Deal de Roosevelt : le sauvetage du grand capital par l’Etat, dans Lutte de classe, octobre 2008, p. 9.
[2] Howard Zinn, A People’s History of the United States, Harpercollins, New-York, p. 387.
[3] Le New Deal de Roosevelt, op. cit., p.11
[5] Idem, p. 11.
[6] Cité dans Art Preis, Labor’s Giant Step, Pathfinder Pr, 1978, p. 12.
[7] Howard Zinn, A People’s History of the United States, p. 392.
[8] Lance Selfa, The Democrats : A Critical History, Haymarket, Chicago, p. 49.
[9] Association américaine des droits civiques.
[10] Cité dans Preis, op.cit., p. 17.
[11] Sharon Smith, The 1930s : Turning point for US labor, International Socialist Review, issue 25, 2002.
[12] Preis, op. cit., p. 17.
[13] Smith, op. cit.
[14] Il y aura une réunification des deux organisations en 1955, le AFL-CIO devenant la seule grande fédération syndicale pour le reste du XXe siècle.
[15] Smith, op. cit.
[16] Preis, op. cit., p. 53.
[17] Smith, op. cit.
[18] La moitié des financements pour les assurances fut accordé aux états. Cela s’explique par le fait que le Parti Démocrate de Roosevelt dépendait des électeurs du sud, qui mettaient en avant les « droits des états » pour continuer la ségrégation raciste.
[19] Smith, op. cit.
[20] Selfa, op. cit., p. 52.
[21] Smith, op. cit.
[22] Preis, op. cit., p. 49.
[23] Mike Davis, Prisoners of the American Dream, Verso, Londres, 1986, p. 68.
[24] Smith, op. cit.
[25] Idem.
[26] Mark Naison, Communists in Harlem During the Depression, University of Illinois Press, 2005, p. 170.
Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).
Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.
Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.
International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.
Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.
Base de données de référence pour les textes marxistes.
Le site de la commission nationale formation du NPA.