La mécanique raciste, de Pierre Tévanian

Pour un antiracisme conséquent

par Sellouma

5 septembre 2009

Percutant, clair, et résolument engagé, voilà de bonnes raisons qui font que cet essai ne peut que nous intéresser.

Où situer la mécanique raciste ?

Le livre de Tévanian est un condensé utile qui permet de penser le racisme. Ce dernier n’est pas renvoyé à une évidence ou une fatalité de la nature humaine, souvent empreinte de jugements moraux. Une simplification est de renvoyer le racisme à la différence d’autrui, prenant alors pour origine du problème le sujet discriminé. Tévanian retourne justement cette anomalie par « il faut aussi que [l’oppresseur] change la structure de ses yeux » [1]. Donc, le racisme, le stigmate, loin d’être originellement porté par le sujet discriminé, est une construction sociale et historique présente dans l’esprit du sujet discriminant. La couverture du livre illustre bien cette idée : on y voit toute une mécanique s’enchaîner dans la tête d’une personne. C’est à ce système de pensée auquel l’auteur compte s’attaquer. Si le racisme est une construction sociale, alors il est possible de la déconstruire. Il est à noter que cette réflexion est surtout articulée avec les mécanismes dominants. Ce sont ces derniers qui distribuent les cartes, donnent les règles du jeu de la hiérarchie sociale. Ils conditionnent donc les formes premières que prend la lutte contre l’oppression idéologique.

« Égalité est différence » [2]

Dans une première partie, la notion de différence est confrontée à celle d’égalité. Défaire la justification d’un traitement inégal du fait de la différence participe au cliché de renvoyer le racisme à la différence de l’autre. Au contraire, ce que l’auteur démontre de manière plus poussée c’est que l’égalité permet la différence. L’égalité sous toutes ses formes, que ce soit des droits, ou des conditions matérielles, est une condition fondamentale qui n’aboutit pas à une uniformité des modes de vie. En réalité, elle permet le libre déploiement des choix grâce auquel chaque être peut se construire. Donc, il n’y a pas de contradiction fondamentale entre les deux termes. La pertinence de cette démonstration permet de contrer efficacement l’universalisme républicain qui, parce qu’il tend à imposer une norme, attaque toute différence culturelle comme un danger pour l’égalité. S’affirmer noir ou musulman est condamné, alors qu’être reconnu comme noir est toléré car non choisi. De même la pseudo tolérance envers les homosexuels trouve sa justification dans le fait que leur attirance n’est pas perçue comme un choix.

Le traître et le corps furieux.

En deuxième partie est développée une analyse historique de la construction du « corps étranger » par l’appareil d’Etat. Lorsque le corps étranger se lance dans l’action politique, il passe d’un statut invisible, infirme, à celui d’un « corps furieux ». Par exemple, la résistance des travailleurs algériens pendant la guerre d’indépendance ou la Marche des Beurs ont nourri une vision haineuse de l’arabe. Parfois les visions de l’infirme et du corps furieux cohabitent : la loi sur l’exclusion des filles voilées à l’école a suscité ces deux points de vue. Les jeunes femmes visées sont perçues comme subissant l’oppression, infirmes car soit-disant manipulées. Elles sont parallèlement vues comme un danger pour l’idéologie républicaine car actives dans la lutte pour leur reconnaissance.

La violence du racisme n’est pas forcément explicite. Les silences, les non-dits sur le racisme sont la preuve qu’il est dominant, et tout aussi violent, voire plus sous cette forme. En effet, tant que le racisme reste silencieux, la mécanique raciste persiste de façon latente. Le passage à l’état furieux force à assumer ou pas cette mécanique. Ainsi, l’idéologie raciste est en crise. Elle peut basculer dans un sens comme dans un autre. Dans le contexte où les opprimés s’auto-organisent et luttent pour leur visibilité, le caractère haineux qui pointe du doigt le corps furieux est symptomatique de cette crise pour l’idéologie raciste. De même, la polarisation peut prendre le sens opposé et aboutir à une remise en cause. Mais la lutte des opprimés impose de choisir son camp car l’enjeu devient réel.

Les perceptions en tant que corps, infirme ou furieux, de l’individu discriminé n’épargnent personne, pas même les antiracistes les plus progressistes, ni même l’auteur, car « l’emprise des préjugés racistes et leur réactivation politique et médiatique quotidienne exigent une vigilance de tous les instants » [3]. C’est en ce sens que cet essai est particulièrement utile pour nous, car nos convictions antiracistes sont continuellement attaquées. Mais ces efforts doivent s’accompagner d’un questionnement tout aussi important : dans quelle mesure le racisme est-il lié au développement du capitalisme moderne ? Il est clair que l’islamophobie qui s’est développée ces trente dernières années est une stratégie des capitalistes pour justifier le pillage des ressources pétrolières et autres enjeux géostratégiques. La particularité en France, vis-à-vis des Etats-Unis par exemple, est que le racisme envers les populations des pays de culture arabo-musulmane a débuté avec la colonisation il y a près de deux siècles. De même, le développement du capitalisme trouve pour origine l’exploitation des populations africaines. L’établissement de l’esclavage noir aux Etats-Unis et de sa justification raciste permit de diviser les travailleurs blancs et noirs des plantations pour mieux exploiter, et sur-exploiter les noirs [4].

Cette division au sein du prolétariat s’exprime de cette façon : « ce sont eux [ceux qui subissent le racisme] qui morflent et pas nous » [5]. De fait, être blanc c’est « ne pas être identifié comme un Noir, un Arabe, un Turc, un Asiatique, un musulman » [6]. Mais attention, le « blanc » n’est pas une définition liée à la couleur de la peau, mais une construction sociale, idée que nous avons constaté dès le début de cet essai. L’un des coups de force de ce petit bouquin est dans « éloge de la traîtrise » [7]. Elle est une notion clé qui permet de condenser le fait qu’un blanc choisisse de renoncer à sa position de dominant que ce soit dans la société ou dans les luttes.

Cette idée est utile pour nous, car la stratégie révolutionnaire postule la nécessité d’une convergence des opprimés, avec l’ensemble de la classe ouvrière, y compris dans le but d’irriguer la lutte de classe des revendications antiracistes. Nous avons tous intérêt à oeuvrer pour nous unir et renverser cet ordre qui a implanté l’idéologie raciste dans les esprits. Cependant, on constate qu’il y a une tendance à escamoter ce problème par la pire des solutions. En effet, le manque de recul critique vis-à- vis de l’universalisme occidental, fait qu’il est utilisé comme un raccourci unificateur. Par exemple, reprendre les arguments islamophobes sur le caractère invariablement oppressif du hijab escamote toute dimension résistante par une population dont la culture est écrasée. C’est oublier que les scènes de dévoilement pendant la colonisation ont été des humiliations terribles du colon blanc qui, chargé d’une mission suprême, rebaptise cela par un geste libérateur. Comprendre les remarques de Tévanian permet de repenser dans des termes plus radicaux comment élaborer une vraie convergence. Tâche à laquelle les militants pour un parti de la classe ouvrière doivent s’atteler.

L’expérience de la lutte collective est une étape nécessaire. Cette idée est présente dans l’essai qui finalement ne se contente pas de régler le problème du racisme par Reprendre les arguments islamophobes sur le caractère invariablement oppressif du hijab escamote toute dimension résistante par une population dont la culture est écrasée une simple éducation idéelle, mais elle tend une perche vers des unions futures. Et en effet, l’expérience est un test à partir duquel nous pouvons appliquer et faire avancer toutes ces idées. Le regret est que l’auteur se limite à une lutte des blancs solidaires des noirs, arabes, et asiatiques auto- organisés. Sans doute parce que l’union de la classe sera difficile à construire, et qu’il y a eu pas mal de désillusions nourries par les sociaux-démocrates et par une gauche ouvriériste du type L.O.

Quelle convergence ?

Un aspect intéressant du livre de Tévanian est que l’on peut déceler malgré tout plusieurs possibilités de convergence. Il y a souvent des comparaisons entre le statut social de l’arabe ou du noir et celle de la femme, de l’homosexuel(le), ou encore du prolétaire. Chacune est « composante » [8] de la question sociale. Mais si, « l’essentiel [...] sur la condition blanche peut d’ailleurs s’appliquer à la condition d’hétéro, de mec ou de bourgeois » [9], alors le prolétaire blanc n’est, malgré tout, pas totalement blanc, c’est-à-dire, dominant. Il y a des formes similaires de vision des exploités produites par le système capitaliste. Par exemple, la notion d’invisibilité des corps peut s’appliquer aux personnels de ménage, aux ouvriers. Un exemple d’action politique entraînant l’image d’un corps furieux est celui de la pétroleuse, caricature hystérique crée par les Versaillais aux lendemains de la Commune de Paris. Ou encore, China Miéville dans un article sur le marxisme et les monstres [10], démontre que les Zombies, métaphore de la classe ouvrière, sont passés d’êtres infirmes à des corps furieux en particulier après Seattle. On le constate de manière flagrante dans le remake du film de Romero, L’armée des morts, sorti en 2004.

Ces exemples comparables de différents types d’oppression montrent que les convergences existantes et à venir ne sont pas confinées dans un simple rapport de solidarité ou de philanthropie. Unir les composantes de l’oppression en révélant leur caractère social, c’est pouvoir mettre fin à l’exploitation, à sa justification sous toutes ses formes, et ce de manière conséquente.

Notes

[1Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale (Gallimard, 1983), cité par Pierre Tévanian dans La mécanique raciste, Dilecta, Paris, 2008, p.73.

[2Il s’agit du titre du chapitre 1 de La mécanique raciste, op. cit., p.11.

[3Ibid., p.76.

[4Chap.3, Racisme et lutte de classe, Alex Callinicos.

[5Pierre Tévanian, La mécanique raciste, Dilecta, Paris, 2008, p.93.

[6Ibid., p.74.

[7Ibid., p.89.

[8Ibid., p.75.

[9Ibid., p.74.


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