La liste « Émergence »

Un révélateur des enjeux militants dans les quartiers populaires

par Jeff Feferman

22 octobre 2010

Pour la première fois à l’occasion des élections régionales en Ile de France, une liste indépendante dont les acteurs sont majoritairement issus de la vie associative des quartiers populaires s’est présentée. Bien que n’ayant eu au final qu’un faible impact électoral (12 242 voix, 0.42 % des suffrages exprimés) la démarche a suscité des interrogations et des fantasmes dans les milieux politiques. Cette apparition publique ne peut qu’intéresser les révolutionnaires que nous sommes, car elle est une des pièces du puzzle que nous devons assembler pour permettre la jonction de nos idées révolutionnaires avec l’ensemble de notre classe. Cette expérience politique singulière a fait émerger de nouveaux acteurs politiques en Ile-de-France. Cette émergence a des causes et des conséquences que les révolutionnaires ne peuvent ignorer.

Le combat pour l’amélioration du quotidien

La liste Emergence se présente comme le regroupement de militants associatifs qui, « actives et actifs localement sur les plans culturels, sportifs et citoyens, (se) mobilisent aussi sur des sujets plus graves : soutenir les sans papiers dans leur combat pour l’obtention de droits, lutter pour des logements décents pour tous aux côtés des mal logés, dénoncer les brutalités policières, mobiliser sur les enjeux de solidarités internationales (Afrique, Palestine), etc. ».

Le programme d’Emergence à ces élections est une plate-forme où l’on retrouve à la fois des positionnements pratiques sur les rôles des collectivité locales en matière par exemple d’accès à la culture, à l’éducation, aux loisirs, de discrimination raciale ou géographique… et où l’on retrouve aussi des propositions plutôt marquées à gauche comme « l’arrêt voire même le remboursement des subvention régionales aux entreprises bénéficiaires qui licencient et/ou ne respectent pas les clauses sociale » [1]. La lecture de ce programme amènera le Parti socialiste du Val-de-Marne à qualifier cette liste de « communautaire d’extrême gauche ». Sans avoir de programme politique renvoyant à de grandes idéologies, nous avons affaire à un programme politique marqué par la volonté d’améliorer le quotidien des habitants des quartiers populaires.

« Ni droite, ni gauche »

Ce non-marquage idéologique sera même porté comme une forme de distinction positive par nombre de militants de la liste qui se retrouveront alors sous le slogan « ni droite ni gauche ». En effet, tout au long de la constitution de la liste lors des rencontres publiques, un des leitmotivs sera de créer une liste indépendante des forces politiques existantes. C’est donc naturellement qu’un des premiers affichages de la liste sera de se définir sous ce slogan « ni droite ni gauche ». Cela conduira de nombreux militants d’extrême gauche à la suspicion sur les intentions de cette liste. C’est ainsi que de nombreux fantasmes contradictoires seront propagés dans les milieux militants : lien avec Dieudonné, sous-marin du Parti socialiste… À croire qu’il est inimaginable pour nombre de militants d’extrême gauche que des acteurs des classes populaires puissent s’organiser sans une aide extérieure ? [2]

Cependant au fil de ses débats en interne et en externe, avec des militants d’extrême gauche et d’autres forces politiques, la liste finira par préciser son positionnement politique : « De par son programme et sa composition, Emergence est à l’opposé de la politique économique et sociale mise en place par la droite et inspirée par l’extrême droite. (… ) Si notre liste, EMERGENCE, ne peut être classée à « droite », nous ne pouvons pas non plus nous reconnaître dans la gauche actuelle. En effet, cette gauche nous a fait très mal durant ces trente dernières années, et ce pour plusieurs raisons. Sous couvert de laïcité et d’intégration, elle a toujours cultivé un racisme « respectable » qui nous stigmatise toujours plus. Les partis de gauche et même d’extrême gauche ont toujours occulté les problèmes de racisme et de discriminations derrière la question sociale (pour certains sans jamais chercher à résoudre ces problèmes). Emergence vient aussi contester la fausse légitimité d’associations satellites soutenues par de grands partis, qui torpillent nos actions sur le terrain et dévoient nos luttes depuis trop longtemps. » [3]. On voit tout le fossé qui sépare ces militants associatifs et les organisations traditionnelles de gauche mais aussi les leviers et les combats qui peuvent permettre la jonction entre les idées révolutionnaires qui sont les nôtres et ces acteurs de la vie des quartiers populaires. Comme nous l’expliquaient Nadia Aidli et Almamy Kanouté, qui sont deux des chevilles ouvrières de la liste, de nombreux acteurs d’émergence sont sensible au discours du NPA tel qu’il est formulé par Olivier Besancenot . Cependant les rencontres sont rares entre ces militants associatifs des quartiers populaires et les militants du NPA en région parisienne. Et quand elles ont lieu, il arrive parfois que ces deux mondes aux cultures et engagements différents ne parviennent pas à établir les bases d’une relation de confiance mutuelle – ainsi que nous l’expliquera Nadia Aidli.

« Du combat pour le pain quotidien à la révolution ou au statu quo ? »

La démarche collective et individuelle des militants d’Emergence est d’abord un combat pour le bien être quotidien. Engagement qui se déroule souvent sans hiérarchie des luttes et sans idéologie politique clairement définie. C’est ainsi que le combat pour l’accès aux droits – avec les dominantes classiques de l’accès aux loisirs, à la culture, à l’éducation – va être un terrain d’engagement pour de nombreux militants qui s’investissent par exemple sur du soutien scolaire, sur de l’encadrement sportif ou sur des animations culturelles… De nombreux militants d’Emergence participent aussi à des projets de solidarité internationale souvent liés à des histoires de migrations : projets avec les villages ou pays d’origine des parents par exemple.

Cependant ces engagements qui pourraient se rassembler autour d’un projet politique pour construire une autre société restent atomisés. Ils ne sont que rarement dans les représentations de ces acteurs un palier vers un projet de société plus global.

De ces engagements du quotidien vont naître des solidarités et des réseaux qui deviennent alors exploitables pour des luttes. C’est dans ces espaces, que ces militants du quotidien croiseront d’autres militants politiques ou associatifs. Ce fut le cas avec la lutte des sans-papiers de Cachan, qui fut un des moments fédérateurs de l’entrée en politique de nombreux acteurs de la liste Emergence dans le Val-de-Marne.

L’absence de mouvement politique national ou d’éducation populaire implanté dans les quartiers populaires ne permet pas à ces combats et ses actions de s’inscrire dans un projet de contre société. Notre classe paye ici la lente agonie des structures et réseaux (association, syndicat, parti politique…) qu’elle avait su construire tout au long du 20e siècle pour ériger une contre-société qui fut, à défaut d’être un tremplin vers le socialisme, un rempart contre les souffrances de la société capitaliste.

L’unification de ces acteurs du quotidien de nos quartiers populaires est la pierre angulaire de la construction d’une organisation de masse qui irriguerait toute une société.

C’est pourquoi l’expérience de la dizaine de militants à l’origine d’Emergence peut inspirer des militants politiques qui souhaiteraient unifier ces combats pour l’amélioration du quotidien sous une bannière politique. En effet, le premier cercle des acteurs d’Emergence a su enclencher une dynamique, faible au vu du résultat électoral, mais qui lui a permis d’exister au niveau de la région Ile de France en moins de deux mois. Cela n’avait encore jamais été fait et semblait impossible pour une liste populaire autonome de toute force politique sur une région de plus de onze millions d’habitants. Voilà qui témoigne tout de même d’un puissant levier de mobilisation.

Les causes d’un rassemblement

Une des premières choses qui saute au yeux quand nous regardons leur affiche électorale c’est l’effet générationnel. Ils sont jeunes et à l’image des quartiers populaire de la région Ile-de-France c’est à dire métissés. Cet effet générationnel se construit sur un socle culturel dans lesquels, parmi d’autre, la culture Hip Hop a joué un rôle rassembleur. Cette culture urbaine commune a été un élément essentiel qui a permis la confiance entre des acteurs qui ne se connaissaient pas. Ce levier culturel n’a cependant pas permis d’aller mobiliser toutes les têtes d’affiches que souhaitait mobiliser la direction politique d’Emergence. A l’exception du rappeur Youssoupha, les rappeurs qui vendent des disques se sont montrés très discrets sur le soutien à la campagne même si de nombreux contacts et soutiens ont existé en « off ». Ce fut une découverte pour certains acteurs d’Emergence : ce socle commun culturel pouvait se fissurer sur des intérêts personnels qui recouvraient parfois des aspects de trahison de classe.

Cet effet générationnel qui a permis de mobiliser de nombreux jeunes tout au long des rencontres et des tâches militantes de la campagne a sans doute été aussi un frein à la percée électorale dans les quartiers populaires. Il ne suffit pas d’être jeune et dynamique pour récolter le suffrage des anciens.Cet effet générationnel a aussi joué aussi un rôle important dans leur relation avec les militants historiques organisés des quartiers populaires. Si il n’y a jamais eu d’opposition par exemple avec les acteurs du FSQP [4] et si des contacts respectueux et chaleureux ont existé avec certains de leur dirigeants comme Tarek Kawtari, très rapidement la démarche d’Emergence s’est coupée de celle du FSQP. Une méfiance à l’égard de certaines tactiques ou pratiques ont éloigné Emergence de ces acteurs historiques des quartiers populaires. Les nombreux épisodes des négociations pour obtenir des places sur les listes qui ont vu des acteurs historiques des quartiers populaires proposer « leurs services » au Front de Gauche, à Europe écologie ou au NPA, a finalement donné raison à ceux qui au sein d’Emergence pensaient qu’il fallait se lancer sans eux.

De l’identification à la conscience de classe

Tout au long de la pré-campagne et de la campagne Emergence a tenu des réunions publiques où des acteurs associatifs prenaient la parole sur leur quotidien. À chaque fois ces prises de paroles permettaient à chacun de comprendre qu’il partageait un socle commun avec les autres. Cela a été la grande force de cette campagne : elle a su créer du lien entre des acteurs souvent éloignés sur le territoire régional. La direction d’Emergence a su jouer sur une identification sociale qui a permis à tous ces acteurs de se fédérer. Cependant, elle n’a pas su ou voulu transformer cette identification de classe en conscience de classe. L’absence de formation politique traditionnelle ou le rejet parfois de celle-ci par de nombreux acteurs d’Emergence a contribué à maintenir le mouvement dans cette logique contradictoire. Fondé sur une base de classe sociale, il refuse d’exister pleinement comme une organisation de classe. Nadia Aidli et Almamy Kanouté nous expliqueront que pour eux, il était compliqué d’aller au-delà sur un laps de temps si court. En effet, pour eux et pour de nombreux acteurs de la liste cette grille de lecture de classe n’est pas forcement celle dans laquelle ils se reconnaissent – même si ils admettent que c’est ce qui les caractérise le mieux.

Pour ces acteurs des quartiers populaires comme pour ceux qui les ont précédés, le cheminement individuel et collectif qui peut les mener de l’action pour l’amélioration du quotidien à la construction d’un projet de société alternatif est semé d’embûches.

Le système politique recherche constamment des personnalités qui pourraient être des vecteurs pour capter l’électorat populaire et maintenir le statu quo. Dans ce contexte, comme nous le raconteront Nadia et Almamy, les sollicitations ont été nombreuses.

La liste des institutionnels qui se sont mis à les « calculer » comme nous le dira Nadia une fois que la démarche se concrétisait ne surprendra pas : grands groupes capitalistes, candidats potentiels aux présidentielles (Villepin, Strauss-Kahn, Bayrou), nombreux sont ceux qui ont cherché à nouer des liens avec Emergence tout au long de la campagne et après. « Alors même que la liste ne fait que 0.42 % d’une élection marquée par une abstention record » nous dira Nadia en souriant.

Les directions des mouvements révolutionnaires à l’exception de quelques personnalités, sont restées à l’écart de la démarche d’Emergence.

Ce décrochage entre ces tentatives d’émergence politique d’acteurs des quartiers populaires et les mouvements d’extrême-gauche est un des signes de la faiblesse d’implantation des forces révolutionnaires organisées dans les quartiers populaires. Cette absence facilite les récupérations par le système des acteurs qui émergent.

Les combats pour le bien-être quotidien aux côtés des habitants des quartiers populaires peuvent être un des moyens pour combler cette absence. C’est dans les activités socio-culturelles, socio-sportives, de soutien scolaire, etc., dans tous ces lieux de vie collectifs des quartiers populaires que le révolutionnaire peut patiemment semer les graines rouges de la révolution et contribuer à donner des perspectives révolutionnaires au combat pour « le pain quotidien ».

Notes

[2La campagne a coûté a peu plus de 25 000 euros dont 20 000 euros pour les bulletins de vote.

[4Plusieurs membres d’Emergence participent au FSQP.

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La liste « Émergence » (PDF - 741.8 ko)

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