Des sources du fascisme

par Maxime Fourmage

24 novembre 2010

À l’heure où les questions sur la nature des gouvernements autoritaires qui fleurissent en Europe (cf. par exemple Contretemps n°4,
« le berlusconisme et la transition autoritaire » par Cinzia Aruzza et Felice Mometti) et la montée des mouvements d’extrême droite sont posées à de nouveaux frais, un article autour de Fascisme et Grand Capital [1] de Daniel Guérin est l’occasion de revenir sur les concepts fondamentaux de l’analyse marxiste du fascisme. La tendance à la fusion État-Capital, renforcée par les contradictions de la crise actuelle – que nous évoquions dans l’éditorial du numéro 3 de la présente revue – rendent plus que nécessaire la réappropriation des outils développés par la tradition marxiste révolutionnaire.

L’assise de domination de la bourgeoisie sur le prolétariat, s’exprime dans l’existence de l’appareil d’état, de sa bureaucratie, de sa police et son armée. Les différentes formes politiques que revêt le pouvoir de la bourgeoisie, de la république la plus démocratique à la dictature la plus moribonde qui soit, correspondent à de multiples facteurs relevant en grande partie de l’état de santé économique du capitalisme, et du rapport de force existant entre les différentes fractions de la bourgeoisie. Aussi, le rapport de force entre les classes et les conditions sociales d’existence des classes intermédiaires (artisans et autres composantes de la petite bourgeoisie), sont des éléments importants à prendre en compte.

Ces facteurs, imbriqués les uns dans les autres ont pour conséquence de façonner le visage de l’état de manière à maintenir solidement l’assise politique de la classe dominante.

Le fascisme, de par le contexte dans lequel il émerge sous la forme de partis de masse, et de par son assise sociale particulière n’est pas une « pensée » dictatoriale comme une autre. Bien sûr, nous aurions pu, au travers de ces lignes, nous contenter de décrire les horreurs du fascisme dans l’histoire du XXe siècle, ou encore faire l’état des lieux de ses réseaux militants contemporains. Cependant l’objet de notre propos sera ici d’exposer le contexte économique dans lequel il apparaît comme solution politique à la « crise », quelle est sa base sociale, et l’attitude des différentes fractions de la bourgeoisie à son égard. Comprendre la peste brune pour mieux l’éradiquer, telle est notre démarche.

Baisse du taux de profit et remise en cause de la démocratie

Le fondement économique du système capitaliste est la loi du profit.
Lors de certaines périodes historiques, le capitalisme connaît une évolution quasi continue de la production entraînant une hausse permanente du taux de profit. Le système n’est alors touché que de crises périodiques facilement surmontables. Une phase ascendante du taux de profit a souvent pour conséquence sociale l’amélioration relative du niveau de vie de la population, et pour conséquence politique la mise en place de réformes démocratiques. Comme le dit Daniel Guérin dans Fascisme et Grand Capital : « Quand le festin est abondant, on peut sans dommage, laisser le peuple en ramasser les miettes ». Tout naturellement, on peut en déduire que, lorsque le festin de la bourgeoisie se mute en maigre collation, les classes populaires ne récoltent que la famine.

C’est spécifiquement ce qu’il se passe lorsque la production ralentit fortement, et que le système économique subit une baisse brutale et continue du taux de profit.
Pour maintenir un certain niveau de croissance, la bourgeoisie doit alors retirer les différents acquis sociaux accordés aux travailleurs ou arrachés par ces derniers. Ceci se traduit principalement par une baisse des salaires plus ou moins conséquente et l’augmentation des impôts sur la consommation. Cet argent volé à la classe ouvrière servira à renflouer les entreprises et les banques aux bords de la faillite. La résistance des travailleurs à ces mesures drastiques se réalise en grande partie par le biais des structures d’organisations légales en régime démocratique, telles les syndicats et associations. À ces structures, s’ajoute le droit de grève, qui est l’arme la plus radicale que possèdent les opprimés dans la lutte de classe.

Quand le grand « saignement » social du prolétariat est apporté comme réponse à l’effondrement progressif des profits, la colère et les révoltes ouvrières éclatent. La bourgeoisie peut être amenée à briser les structures légales d’organisation du prolétariat et à réduire les moyens d’expressions démocratiques de ces derniers, quand elle sent son pouvoir menacé. Une remise en cause globale du régime démocratique comme moyen le plus efficace de domination politique est alors effectué.

Des droits comme la liberté de la presse, la liberté d’association ou encore le droit de grève, devenant menaçants, peuvent être suspendus.

Il faut comprendre que la forme de domination politique de la bourgeoisie revêt, à l’image du dieu romain Janus, un double visage. L’un démocratique, l’autre totalitaire, chacun correspondant à une évolution tendancielle du taux de profit tantôt positive, tantôt négative. Politiquement, ce double visage résulte en partie d’une lutte entre différentes fractions de la bourgeoisie. Comprendre le « syndrome Janus » de l’état est essentiel pour percevoir ce lien existant entre démocratie bourgeoise et dictature, qu’est la domination d’une classe sociale sur une autre et la lutte permanente de cette dernière pour conserver son pouvoir.

Fractions de la bourgeoisie, composition organique du capital, et formes de domination politique

La bourgeoisie, tout comme le prolétariat, n’est pas une classe sociale homogène. Selon les intérêts économiques de ses différentes fractions, de multiples façons d’asseoir la domination politique sur le prolétariat sont envisagées. La composition organique du capital (à savoir le rapport entre le capital constant, incluant les frais fixes, et le capital variable, constitué des salaires), variant d’un type d’industrie à l’autre, différentes attitudes envers les travailleurs apparaissent. L’industrie lourde, composée des différents groupes importants liés à la métallurgie, l’automobile ou encore la production d’armement, de par sa toute puissance économique et son rôle central dans les stratégies impérialistes, constitue la fraction la plus puissante de la bourgeoisie. L’analyse de la composition organique du capital de l’industrie lourde nous apprend que l’importance des frais fixes ne laisse que peu de place à une souplesse concernant la politique des salaires et droits sociaux, et que de fait, la domination de cette composante de la bourgeoisie sur les travailleurs qu’elle exploite se fait souvent d’une manière autoritaire, voire quasi militaire. Ainsi, politiquement, cette branche de l’industrie plaidera plus facilement pour un renforcement des fonctions régaliennes de l’état et, en période de crise, elle ne sera généralement pas la dernière à plaider en faveur d’une suspension générale des acquis démocratiques et sociaux, allant, le cas échéant, poser la question de l’abolition de la démocratie. En période de révoltes ouvrières intenses, et sentant leur pouvoir menacé, les tenants de l’industrie lourde peuvent être amenés à faire directement appel à des troupes armées fascistes pour écraser les organisations ouvrières. Ce fut le cas en Allemagne, ainsi qu’en Italie, avant même que Hitler et Mussolini n’approchent des portes du pouvoir.

L’industrie légère, elle, envisage la domination sur les opprimés d’une façon relativement pacifique. Cela résulte d’une composition organique du capital dans laquelle les frais fixe sont en général faibles, et qu’en conséquence, on ne retrouve pas la même nécessité d’écraser socialement les travailleurs que dans l’industrie lourde. C’est pour cette raison que cette fraction de la bourgeoisie est en général porteuse d’un idéal démocratique et sème l’illusion hypocrite de la collaboration politique entre les classes. Seulement, quand des partis fascistes de masse ont, dans l’histoire émergé, les tenants de l’industrie légère leur ont parfois ouvert les portes des assemblées, croyant qu’il était possible de les « parlementariser » et ainsi de les dompter démocratiquement. Ce fut notamment le cas en Italie en 1921, qui vit l’arrivée de fascistes à la chambre des députés soutenue par Giolitti suite à leur intégration sur une liste de coalition nationale de partis bourgeois traditionnels.

Écrasement des classes inter­médiaires et parti fasciste de masse

Comprendre ce qu’est le fascisme sans aborder la question de l’écrasement social, et la prolétarisation des classes moyennes en période de grave crise économique serait insensé.

En effet, outre le prolétariat, en période de crise économique profonde, la petite bourgeoisie est la catégorie sociale la plus touchée socialement. Quand l’écart de revenus entre petits bourgeois et travailleurs se fait de plus en plus mince, tout laisserait penser qu’un rapprochement idéologique avec la pensée socialiste d’émancipation des masses en lien avec la lutte des classes s’effectue dans les classes moyennes. Pourtant, la prolétarisation sociale des classes moyennes ne s’accompagne pas d’une prolétarisation politique. Appauvrie et écrasée par le grand capital, la petite bourgeoisie reste toutefois propriétaire de son outil de production, et sur cette base, tient à marquer toute sa différence avec la classe ouvrière qui, elle, ne l’est pas. Consciente de son écrasement par le grand patronat, et refusant d’inscrire son émancipation en parallèle de celle du prolétariat, la petite bourgeoisie cherche une voie « révolutionnaire » alternative, hors du champ de la lutte des classes. Tout son combat prend alors un sens mystique, à défaut d’être matérialiste. Les fins de cette alternative sont d’une part, de faire marcher au pas la grande bourgeoisie, et d’autre part d’étouffer l’idée même de lutte entre les classes. Le fascisme est cette « alternative ». A défaut de chercher les causes de l’horreur sociale dans la division de la société en classes et dans la subordination d’une majorité de la population aux détenteurs des moyens de production, le fascisme trouve des coupables aux malheurs du monde chez les minorités communautaires, ou encore les étrangers. D’une manière générale, le fascisme, ne fonde pas son analyse de la société sur une étude du système de production capitaliste et de l’écrasement économique et social de la classe ouvrière dans ce processus. Il substitue à la lutte des classes la lutte des races et des castes. La question du racisme est essentielle chez les fascistes. En pratique, l’exploitation de ce thème est sensiblement différente que chez la classe dominante réactionnaire en démocratie. En effet, pour le grand capital, le racisme est agité comme un hochet pour semer la division permanente entre les opprimés. Si depuis une dizaine d’années une déferlante islamophobe secoue l’occident, c’est bien, en partie, pour dresser les travailleurs européens et américains contre certains de leurs semblables de classe et non pour éradiquer tous les musulmans de la surface de la Terre. Cependant, chez les fascistes, le racisme n’est pas un simple hochet, il est un fondement politique, une des clés essentielles du projet alternatif proposé. Si l’on se réfère aux nazis en Allemagne, l’extermination des juifs était envisagée comme une solution pour le redressement de la civilisation européenne. Le fanatisme fasciste fut mis en pratique sous la forme des camps de la mort. Quand la bourgeoisie en système démocratique s’efforce de semer le racisme chez les travailleurs comme outil de division, le fascisme pose le principe de la discrimination raciale comme pilier principal de toute forme d’organisation sociétale, allant parfois jusqu’à poser la question du nettoyage ethnique.

Pour cela il s’appuie sur des théories du complot de toutes sortes comme le complot juif international et entend défier l’oligarchie mondialiste en fondant l’idée de nation sur celle de pureté de la race, et souhaite entraîner les peuples dans cette croisade. Ce discours sait s’adapter à la période historique actuelle. Nombre de groupuscules en France le démontrent, en construisant leur lutte politique sur fond de théories du complot fumeuses, comme le Mouvement des Damnés de l’Impérialisme de Kémi Séba sur le thème du complot sioniste mondial. Le MDI, qui se veut anti-impérialiste, en opposant à l’antiracisme l’ethnodifférencialisme, c’est-à-dire la ségrégation raciale et la lutte contre le métissage, et, en désignant les juifs comme principaux responsables des malheurs du monde, se construit sur les même bases idéologiques que les nazis dans les années 20, et cela sur fond de tiers-mondisme.

Pour comprendre l’idéologie fasciste et l’emprise qu’elle a pu avoir sur les peuples d’Europe, il faut certes l’analyser comme une pensée politique, mais aussi percevoir en elle l’aspect religieux. L’ensemble des questions de société sont mystifiées et la quête des bruns visant à purifier la société s’apparente à celle du Saint Graal. Le fascisme qui est la négation même de toute forme de logique matérialiste n’est autre que l’expression politique hystérique de la détresse sociale d’une petite bourgeoisie écrasée qui cherche une voie révolutionnaire en dehors de la lutte des classes.

Une situation économique catastrophique nécessitant une remise en cause du régime démocratique par la bourgeoisie et sa fraction la plus puissante à savoir l’industrie lourde combinée à l’écrasement social de la petite bourgeoisie et la naissance à l’échelle de masse de l’idée de solution fasciste comme alternative au pouvoir arbitraire du grand capital et comme négation de la lutte des classes est la condition à toute forme d’instauration d’état fasciste.

Si la petite bourgeoisie, en période de crise peut être amenée à voir dans le fascisme une voie d’émancipation, l’expérience historique de l’Allemagne hitlérienne et de l’Italie mussolinienne nous démontre que, si d’un côté le mouvement ouvrier a pu être écrasé physiquement, le grand capital, lui, a pu conserver son pouvoir économique et continuer a faire tourner ses usines, notamment d’armement, d’une façon non négligeable, et ainsi de maintenir un taux de profit confortable. Le fascisme n’a donc pas permis la mise au pas de marche de la grande bourgeoisie, comme l’espéraient des couches entières de la classe moyenne socialement prolétarisée par la crise économique. L’état fasciste à surtout profité à l’industrie lourde qui a trouvé dans cette forme de domination politique le moyen le plus radical d’écraser le prolétariat en brisant légalement ses cadres d’organisations tolérés en régime démocratique, ainsi qu’en liquidant physiquement nombre de ses meilleurs éléments, militants syndicaux et politiques.

L’unique alternative au pouvoir de la grande bourgeoisie ne peut être que l’émergence d’un grand parti de la classe ouvrière et des opprimés fondant son action sur le terrain matérialiste de la lutte des classes, construisant son analyse politique sur l’étude du processus de production capitaliste et établissant le lien entre la domination économique de la bourgeoise et la nature de l’état.

Notes

[1Daniel Guérin, Fascisme et Grand Capital, éditions Syllepse, 1999 (1936).

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