Dans les élections, une stratégie anticapitaliste

par Denis Godard

8 janvier 2010

De la nature mystificatrice de la démocratie parlementaire nous ne déduisons pas mécaniquement notre non-participation aux élections pour deux raisons essentielles :
La première raison est que cette mystification est opérante pour la majorité de la population. Si la majorité de la population accepte d’identifier la démocratie au choix fait individuellement (dans l’isoloir !) entre des politiciens professionnels sur lesquels elle n’a aucun contrôle c’est parce qu’elle n’a elle-même pas conscience de son pouvoir potentiel.

Pour reprendre Marx, s’il est vrai que les hommes font l’histoire, ils ne la font pas dans des conditions choisies par eux seuls. Surtout quand on parle de l’histoire des dominés. Les conditions de la lutte de classe sont déjà une expression de celle-ci : l’importance que prend l’arène parlementaire est ainsi en partie l’expression de la faiblesse actuelle du potentiel directement révolutionnaire de la majorité de la population. Dans ces conditions les campagnes électorales et le résultat des élections jouent un rôle dans le rapport de forces entre les classes. La victoire d’une droite agressive a un impact sur le moral des travailleurs et des jeunes. Inversement les résultats obtenus par une gauche de combat ont un impact sur le niveau de confiance des secteurs les plus combatifs.

La deuxième raison est que, pour opérer, la mystification doit comporter des éléments réels de démocratie, même s’ils sont limités (une campagne qui donne des possibilités - inégales - d’expression, des compétences et des moyens pour les élu-e-s...).
Notre tâche vis-à-vis des élections est donc double : arracher le voile aux yeux de toute la société au travers des élections et du rôle de nos élu-e-s dans les parlements, et utiliser les éléments limités de démocratie pour favoriser, à l’extérieur des institutions, l’expérience concrète que les travailleurs peuvent faire de leur propre pouvoir.

Arracher le voile

Les élections elles-mêmes sont des tribunes pour dénoncer la réalité du pouvoir et l’aspect tronqué de la démocratie parlementaire. Mais cette dénonciation, abstraite, ne peut avoir qu’un impact limité. L’action d’élu-e-s diffusée par l’ensemble des réseaux militants peut jouer un rôle important. Le révolutionnaire italien Antonio Gramsci expliquait en 1919 les ressorts de la mystification parlementaire :

Le Parlement est un organe de libre concurrence. En y gagnant la majorité absolue, la classe propriétaire donne l’illusion à la multitude informe des individus que les intérêts des coffres-forts s’identifient aux intérêts de la majorité populaire. Puisque cette majorité bourgeoise est divisée en partis qui luttent entre eux pour apporter une solution plutôt qu’une autre aux problèmes inhérents au régime de propriété privée, on donne l’illusion que ce dernier ne doit pas être remis en question, mais qu’il s’agit tout simplement de la forme extérieure de cette institution et de l’ensemble des rapports qui en forment la superstructure.

Il en déduisait que « les socialistes veulent envoyer beaucoup de militants au Parlement pour rompre l’enchantement de la « souveraineté » populaire ». Comment ? Sur la base de leurs propositions et de l’écho qu’ils donnent aux revendications des luttes, « les militants socialistes, par leur nombre, doivent contraindre les partis bourgeois à s’unifier, ils doivent mettre un terme à la concurrence des partis politiques dans la sphère gouvernementale et promouvoir dans cette sphère aussi la concurrence des classes ».

Construire une alternative aux institutions

Notre critique du parlementarisme signifie que nous utilisons les élections d’une manière qui vise à en saper les fondements et aide à construire une autre voie. Pour cela notre principe doit être de subordonner les élections à une stratégie anticapitaliste.

Dans la période actuelle marquée par de multiples fronts de luttes et par la crise du mouvement ouvrier traditionnel, de ses directions mais aussi de ses organisations, notre orientation doit viser à favoriser tout ce qui permet de reconstruire ce mouvement et ses organisations sur des bases de confrontation avec la classe dirigeante, en combinant pour cela luttes et campagnes électorales.

Nous défendons dans les luttes des formes d’organisation autogérées, la mise en avant des besoins de la population, la thématique du contrôle (des travailleurs sur le fonctionnement de leur entreprise, des habitants sur le fonctionnement de leur quartier).

Nous défendons dans les élections un programme qui relaie les revendications des luttes et les politise c’est-à-dire qui généralise des revendications particulières en un mot d’ordre national. Par exemple, de l’opposition à la fermeture d’une usine on passe à l’interdiction des licenciements.

La campagne électorale qui vise à faire élire des représentant-e-s au sein des institutions capitalistes doit être utilisée comme un des moyens de faire émerger une culture « populaire » et des formes d’organisation qui tendent à être déjà potentiellement la négation de ces institutions. Là où les partis institutionnels organisent des messes pour faire acclamer leurs chefs nos meetings doivent rassembler et donner la parole à ceux et celles qui luttent. Là où les candidats des partis institutionnels viennent localement recueillir les doléances de leurs « clients », dans les quartiers ou les entreprises notre campagne doit être conçue de manière à devenir un point d’appui pour réunir ceux et celles qui veulent se battre ou se battent déjà pour se coordonner, discuter et converger.

Nos candidat-e-s doivent s’engager s’ils et elles sont élus à utiliser les moyens institutionnels pour organiser des assemblées locales régulières où seraient non seulement rapportées les positions exprimées au sein des institutions mais aussi discutées nos revendications et les moyens de les imposer.


Pas de voie parlementaire au socialisme

Quand Marx déclarait que « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » il ne parlait pas seulement de la nécessité de transformation des structures du système ou de la résistance que les capitalistes opposeront à toute transformation radicale de la société. L’intervention active, collective et consciente des travailleurs est incontournable parce que c’est dans ce processus que les travailleurs et toutes et tous les opprimé-e-s peuvent se défaire de leurs vieux préjugés et nouer de nouveaux types de relations sans lesquels une autre société, fondée sur les principes de la justice et de l’égalité, est impossible.

Les limites des parlements eux-mêmes

Les parlements, nationaux et locaux, sont largement élus par les travailleurs, hommes et femmes, qui forment la majorité de la population. Mais le travailleur qui vote est un travailleur isolé, atomisé, aliéné et dominé. Les campagnes électorales ne sont pas menées dans des cadres collectifs, des assemblées sur les lieux de travail, là où les travailleurs ont, ensemble, un pouvoir potentiel mais à la télé, sur les marchés. Cela est tellement vrai que les élections peuvent devenir une tactique, utilisée par la classe dirigeante, pour détourner un mouvement de ses lieux de démocratie réelle comme ce fut le cas en juin 1968.

Le processus électoral garantit la nature sociale des candidat-e-s et donc des élu-e-s. Accéder à la sélection par les partis institutionnels et mener une campagne nécessitent une disponibilité et des moyens dont ne peut disposer la majorité des travailleurs. Cela exige un capital de confiance, de connaissances et un profil culturel qui ne sont pas ceux des travailleurs. Par ailleurs cette sélection par les partis institutionnels ne se fait pas sur les capacités démontrées dans les luttes mais sur celles à « monter les échelons », dans les jeux d’appareils et d’alliances. Tout cela se reflète dans la composition actuelle de l’Assemblée nationale où parmi les élus se trouvent 1 ouvrier, 7 employés et 5 techniciens pour 78 hauts fonctionnaires (catégorie A ou grands corps d’État), 48 cadres supérieurs du privé, les autres catégories les plus représentées ensuite étant les avocats, les enseignants et les chefs d’entreprise. Encore faut-il ajouter que la plupart des parlementaires n’exercent plus ces professions depuis longtemps. Le seul ouvrier est Maxime Gremetz, élu depuis plus de 30 ans !

Et le processus électoral exclut que le parlement puisse répercuter les évolutions de la lutte de classe puisque les élus ne sont pas révocables. Ceci signifie que les électeurs n’ont aucun contrôle sur leurs élu-e-s.

En juin 1936, le parlement du Front populaire, qui reste le mythe de la gauche parlementariste, élu en mai, était déjà bien plus à droite que les travailleurs qui venaient de lancer la grève générale. Son obsession première était d’arrêter la grève. Son prestige ne suffisant pas à stopper le mouvement, il fallut toute la force (et les manœuvres) du parti communiste français et des dirigeants de la CGT pour faire reprendre le travail. C’est le même parlement, après avoir désespéré les travailleurs et après avoir exclu les communistes, qui votera les pleins pouvoirs à Pétain en 1940.

Mais où est le pouvoir ?

L’expérience de mai 1981 a illustré de manière dramatique pour les travailleurs de ce pays la réalité de la voie parlementaire au socialisme. Malgré une majorité de gauche au parlement, un soutien populaire et l’appui des syndicats, un programme extrêmement radical et des ministres communistes au gouvernement, il fallut seulement deux ans pour que le gouvernement renverse totalement son orientation de relance par les salaires et la consommation pour une politique contre les salaires et contre l’emploi. Comment comprendre cela ? Les blocages de l’appareil d’État et surtout les pressions de l’économie suffirent à « rendre réaliste » la politique du gouvernement. En effet, le pouvoir réel n’est pas au parlement et ni les hauts fonctionnaires qui constituent la réalité de l’appareil d’État ni bien sûr ceux qui détiennent les capitaux ne sont élus. Ce sont pourtant eux qui détiennent la réalité du pouvoir.

Rêvons un instant qu’un parlement puisse être constitué, malgré tous les éléments que nous avons décrits, d’élus décidés à aller jusqu’à la confrontation avec ce pouvoir réel. Celui-ci, s’appuyant sur la police et l’armée, n’hésiterait pas à renverser un gouvernement qui le mettrait en danger. C’est ce qui est arrivé au Chili en 1973. On sait maintenant que De Gaulle y a pensé en 1968. Les forces qui mettent leurs espoirs dans la voie parlementaire sont incapables de faire face à ce type de situation parce que leur confiance en cette voie les mène, jusqu’au bout, à désarmer les travailleurs au propre comme au figuré, en défendant une légalité constitutionnelle qui n’a de valeur, pour la classe dirigeante que tant que cette légalité assure sa domination. Au Chili, à la veille du coup d’État, des banderoles disaient  : « un peuple désarmé est un peuple vaincu ».

Construire le double-pouvoir

Pour mener leur lutte au-delà d’un certain niveau les travailleurs sont amenés à mettre en place leurs propres organisations qui assurent une participation collective et active : assemblées de grèves, comités de grèves élus et révocables. Dans des périodes de lutte politique intense ces organes peuvent se développer à une échelle nationale, combinant des formes d’organisation sur les lieux de travail, dans des secteurs professionnels, sur les quartiers avec des coordinations locales et nationales qui sont amenées à poser la question du pouvoir. Depuis la Commune de Paris jusqu’à la révolution iranienne de 1979 en passant par les soviets de 1917 en Russie, la République des conseils en Allemagne en 1919, ou celle de Hongrie en 1956, tous les processus révolutionnaires ont mis en œuvre ce type de dynamique.

Tous ces processus ont connu une phase où ce nouveau type de pouvoir a coexisté avec les anciennes institutions. Cependant, les légitimités de ces deux types d’institutions ne peuvent qu’entrer en contradiction, celle des anciennes institutions ne servant au mieux que de justification aux tentatives de la classe dirigeante pour détruire les organes du pouvoir des travailleurs. Le cas de la Russie de 1917 est jusqu’à aujourd’hui le seul exemple dans l’histoire où cette contradiction a été poussée jusqu’à son terme avec la prise du pouvoir par les soviets. Dans les autres cas ce sont les institutions du pouvoir des travailleurs qui ont été détruites. C’était à chaque fois le signal d’une contre-révolution qui se souciait peu de démocratie, aussi limitée soit-elle.


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