Black & white, UNITE !

par Sylvestre Jaffard

30 avril 2012

« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ». Tel est le cri de ralliement qui conclut le Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels, et c’est le noyau central du marxisme, avec la maxime « L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » : pour s’émanciper, les travailleurs doivent s’unir, pour s’unir ils doivent lutter pour leur émancipation.

Tous les grands moments d’émancipation confirment ce point de vue, depuis l’émancipation des esclaves de Saint-Domingue nourrissant et se nourrissant de la radicalisation des masses urbaines et paysannes durant la révolution française [1] jusqu’aux coups décisifs portés à l’antisémitisme en Russie en 1917. Inversement, les classes dirigeantes ont eu recours à la division raciale pour discipliner les populations : ce n’est qu’après la rébellion de Bacon en 1676 où pauvres noirs et blancs luttèrent ensemble que la Virginie institua la servitude héréditaire des noirs, tandis que les USA en Irak depuis 2003 ont encouragé les divisions entre kurdes et arabes d’une part, arabes chiites sunnites et chrétiens d’autre part, etc. C’est pourquoi la résistance au pouvoir doit avoir comme dimension stratégique centrale la mise à bas des divisions raciales, nationales et religieuses, dans l’intérêt de tous les travailleurs.

L’article de Rafik Chekkat « Le racisme du point de vue de ses victimes directes » (Que faire ? numéro 6, retiré du site à la demande de son auteur) présente un point de vue différent : l’oppression des raciséEs est spécifique, de telle sorte que leur combat nécessite de s’organiser de façon autonome par rapport aux travailleurs blancs, qui tirent bénéfice de leur oppression [2].

Pourquoi l’organisation autonome ne suffit pas

Dans la première partie de son texte RC affirme que le racisme « laisse intact l’antagonisme entre les raciséEs et [les] classes dirigeantes [blanches]. », et il en conclut que les revendications propres des mouvements autonomes des raciséEs contiennent déjà une revendication de classe. Pourtant dans la suite de son texte les raciséEs ne sont plus une partie de la classe ouvrière mais un groupe distinct. Certes, les raciséEs peuvent encore se montrer « solidaires de certaines luttes de la classe ouvrière », mais il s’agit bien d’une problématique distincte. Enfin dans un troisième temps, RC pousse le parallélisme jusqu’à affirmer que « Si l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, il en va tout autant de l’émancipation des raciséEs, qui se doit d’être l’œuvre de ces mêmes raciséEs. »

Commençons par la première remarque : il n’est pas exact que le racisme laisse intact l’antagonisme entre les raciséEs et les classes dirigeantes blanches. Il déplace cet antagonisme vers un antagonisme entre les raciséEs et les blancs dans leur ensemble. Moins les luttes ouvrières sont importantes et plus le racisme est omniprésent, plus cet antagonisme revêt un aspect absolu, condamnant d’un même coup classes dominantes et classe ouvrière blanches.

Il n’est pas non plus exact que les mouvements autonomes de groupes discriminés aient nécessairement un caractère de classe : sans parler des cas spécifiques où ils sont réactionnaires (sionisme, groupes « intégrationnistes » ayant pour but de se joindre à la classe dominante, etc.), il arrive très souvent qu’elles aient un caractère démocratique général (la demande d’égalité des droits). Bien sûr il est capital pour la classe ouvrière dans son ensemble, et pour les catégories discriminées en particulier, de lutter pour les droits démocratiques. Mais ce n’est pas parce qu’ils ont une base autonome de personnes raciséEs que de nombreux mouvements autonomes ont effectivement porté des revendications ayant un caractère spécifique de classe (emplois, logements, etc.), mais parce que ces mouvements avaient une large base dans les profondeurs de la classe ouvrière [3].

Troisièmement, prise littéralement, l’affirmation « l’émancipation des raciséEs doit être l’œuvre des raciséEs eux mêmes » est fausse. Les raciséEs en France aujourd’hui représentent clairement une minorité de la population. Comment pourraient-ils venir à bout seuls d’un système que la majorité de la population perpétue ? L’affirmation « l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » n’est pas une prescription morale (« Ce serait une bonne chose si... »), c’est un diagnostic stratégique : « Les travailleurs doivent se libérer eux-mêmes parce que c’est possible ainsi, et que c’est la seule solution ». C’est d’autant plus faux que le racisme provient du système capitaliste (cela, RC ne le conteste pas), et qu’il est impensable de l’abattre sans la participation active de la grande majorité de la classe ouvrière.

La confusion est complète quand Rafik Chekkat, après nous avoir expliqué que les raciséEs doivent se libérer eux-mêmes, cite à l’appui de sa thèse Angela Davis appelant les ouvriers blancs d’accepter le rôle dirigeant des Noirs : « S’ils doivent un jour se délivrer de leurs chaînes, ils doivent comprendre qu’ils doivent avant tout lutter contre toute manifestation de racisme ». Pourquoi les Noirs, se libérant eux-mêmes, auraient ils besoin de prendre un rôle dirigeant dans le mouvement ouvrier aux côtés de leurs frères et sœurs de classe blancs ? Pourquoi devraient-ils se soucier que ces derniers se délivrent de leurs chaînes, si la libération des Noirs doit être l’œuvre des Noirs eux-même ? Mystère.

La résistance au pouvoir doit avoir comme
dimension stratégique centrale la mise à bas
des divisions raciales, nationales et religieuses

Le mystère se résout si l’on tient la chaîne par les deux bouts : les travailleurs raciséEs ne peuvent pas se libérer seuls, mais les travailleurs blancs ne peuvent pas non plus s’émanciper ni même résister de façon quelque peu conséquente aux attaques de la classe dirigeante s’ils ne sont pas unis aux travailleurs raciséEs. Saïd Bouamama indique que « lorsque l’on regarde les chiffres officiels de la population française (…) 30 % des milieux populaires (ouvriers et employés) sont issus de l’immigration postcoloniale. Cela veut dire concrètement qu’aucune grève générale massive, aucune transformation radicale, aucune révolution, etc., n’est possible sans la jonction des deux parties de la classe ouvrière que la classe dominante s’évertue à diviser » [4].

La confusion de Rafik Chekkat est encore plus évidente lorsque les discussions de Trotsky avec le SWP américain dans les années 30 sont évoquées. Il s’agissait alors de se positionner sur la question de l’autodétermination du peuple noir (Trotsky défendait la possibilité de le défendre, suivant en cela les principes marxistes traditionnels en matière de revendication des nationalités opprimées). Juste après avoir cité Trotsky disant que « par leur éveil, par la revendication d’autonomie et par une mobilisation démocratique de leurs forces, les Noirs seront poussés vers des positions de classe. », RC cherche à y opposer l’affirmation d’Alex Callinicos « l’emprise du racisme sur les travailleurs blancs peut être brisée par les luttes de classe qui les dressent contre les patrons et les unissent à leurs frères et sœurs noirs », en signalant l’importance des luttes anti-racistes. C’est voir des contradictions là où il n’y en a pas : Trotsky indique clairement que la mobilisation des noirs pour leurs droits nationaux est un chemin possible vers la « révolution permanente », autrement dit la lutte de classe commune avec les travailleurs blancs ; et Callinicos souligne l’importance dans le contexte de la Grande-Bretagne des années 70 de l’Anti-Nazi League, qui constituait un autre chemin — dans un autre contexte historique — vers le même but : la lutte de classe commune avec les travailleurs blancs.

Privilège et bénéfice

RC commet une erreur assez fréquente en confondant privilège et bénéfice. Il est clair qu’à partir du moment où il existe une discrimination entre travailleurs blancs
et travailleurs noirs, les travailleurs blancs occupent une position privilégiée par rapport aux travailleurs noirs. Pour autant les travailleurs ne bénéficient pas de cette discrimination, car elle sape l’unité nécessaire aux travailleurs pour lutter pour leurs droits. Seule la classe dominante profite de cette situation. On observe de fait que les situations où l’égalité entre travailleurs noirs et blancs était plus grande bénéficient bien sûr aux travailleurs noirs mais également aux travailleurs blancs. WEB Dubois notait au début du vingtième siècle que dans le Sud des états-Unis où le racisme était particulièrement exacerbé,

« Le résultat est que les salaires des deux classes pouvaient être maintenus à un bas niveau, les blancs craignant d’être supplantés par la main d’œuvre noire, les noirs étant toujours menacés par la substitution de la main d’œuvre blanche. » [5]

Michael Reich trouve des résultats simi­laires pour les années 1970 [6]. Il est capital de comprendre que les caté­gories non-opprimées des travailleurs ne bénéficient pas de l’oppression, qu’au contraire elles aussi souffrent de la division qu’elle entraîne [7].

L’autonomie, réaction aux idées dominantes
et aux bureaucraties conservatrices

En dehors de la confusion entre bénéfice et privilège, il y a une autre raison pour laquelle les mouvements autonomistes de raciséEs se sont abstenus de tenter d’entraîner des militants blancs : tâcher de se dégager de l’influence de l’idéologie dominante véhiculée plus particulièrement par les blancs.

C’est de ce point de vue qu’il y a une part de vérité dans la formule « La libération des noirs devait être la libération des noirs eux-mêmes » ; les oppriméEs en général doivent mener un rôle dans leur propre libération, et notamment parce que c’est pour eux la seule manière de se débarrasser des éléments de l’idéologie dominante qui les fait supporter leur condition, et qui contribuent à la perpétuer (fatalisme, complexe d’infé­riorité, passivité). Cela est vrai de toutes les catégories d’opprimées et d’exploités.

Les travailleurs raciséEs ne peuvent pas se libérer seuls,
mais les travailleurs blancs ne peuvent pas non plus
s’émanciper s’ils ne sont pas unis aux travailleurs raciséEs

Et c’est de ce point de vue que la constitution de mouvements autonomes d’oppriméEs, éventuellement même marqués par un fort sectarisme envers d’autres catégories, peut cependant être un pas en avant.

Un autre phénomène auquel répond la démarche autonomiste est la capacité de la classe dominante à amortir et reprendre la main sur les mouvements de libération. Un rapport de force étant établi, la classe dominante étant acculée à des concessions, elle préférera trouver des agents qu’elle contrôle pour gérer la transition plutôt que de laisser des structures de pouvoir nées d’en bas rivaliser avec elle pour la direction de la société. Dans le domaine du combat contre le racisme, les bureaucraties syndicales et politiques peuvent jouer exactement le même rôle que dans d’autres domaines : s’imposer comme des médiateurs et des représentants du mouvement auprès du pouvoir, en usurpant au besoin la direction, et en en réprimant les aspects les plus radicaux. Dans une société raciste, les dirigeants de cette structure sont souvent eux-mêmes membres de groupes non-opprimés. Il est donc facile pour les franges les plus radicales du mouvement de conclure que « les blancs » en général sont des ennemis du mouvement, même quand ils prétendent le contraire.

L’émancipation des raciséEs sera l’œuvre des raciséEs
eux-mêmes... mais pas seulement

C’est dans la lutte commune que les éléments de l’idéologie dominante qui existent chez les travailleurs peuvent être remis en question. Tant que les patrons semblent tout puissants, que les travailleurs sont atomisés, ramenés chaque jour à la compétition entre eux pour un logement, un emploi, un avancement, il est facile d’accepter les arguments qui stigmatisent une minorité, leur nie le droit au logement, à l’emploi, à l’avancement. Qu’il s’agisse de divisions entre cadres et employés, entre salariés en CDI et précaires, entre hommes et femmes, entre jeunes et vieux, ou entre blancs et victimes du racisme, le mécanisme est le même. Les travailleurs qui ont tenté de défendre leurs intérêts tout en refusant de s’allier à tel ou tel groupe l’ont d’ailleurs payé cher : les employeurs peuvent facilement exploiter cette faiblesse en organisant des briseurs de grève, en délocalisant, en précarisant, et en fragilisant ainsi toute action collective.

D’autre part, l’histoire montre que les idées de lutte autonome des victimes de discrimination sont plus susceptibles de prospérer quand les discriminations sont fortes, quand le niveau des luttes est bas et quand les idées racistes sont répandues chez les travailleurs.

Le nationalisme noir aux états-Unis a ainsi connu un premier essor dans les années 20 autour de la figure de Marcus Garvey, alors que la vague révolutionnaire de 1917-1923 refluait, et que les bureaucraties syndicales racistes liées au parti démocrate reprenaient le dessus sur les partis socialiste et communiste. à l’inverse, c’est ce dernier qui a organisé en premier lieu les révoltes contre le racisme et pour l’amélioration des conditions de vie à Harlem et dans le Sud des états-Unis durant la deuxième moitié des années 30, alors que les luttes reprenaient leur essor et que les mouvements nationalistes déclinaient.

Il est capital de comprendre que les catégories non-opprimées
des travailleurs ne bénéficient pas de l’oppression,
qu’au contraire elles aussi souffrent de la division qu’elle entraîne

Parce que les mouvements autonomistes se constituent en réaction au racisme, les efforts pour aller vers l’unité de touTEs les exploitéEs et de tous les oppriméEs doivent se concentrer sur ce racisme et non contre les organisations autonomes. Ces dernières peuvent même jouer un rôle positif pour aller vers une véritable unité de combat. En même temps, il faut éviter de fétichiser l’autonomisme comme un bien en soi, et au contraire privilégier tout ce qui peut faciliter l’action collective sur la base de ce combat sans concession contre le racisme.

Notes

[1Voir CLR James, Les jacobins noirs.

[2RC se contredit en fait sur ce point, mais sa thèse ne tient que si l’on accepte l’idée d’un antagonisme matériel («  économique  ») fondamental entre blancs et non-blancs.

[3On peut penser par exemple au mouvement des droits civiques aux états-Unis dans les années 60, qui a mobilisé d’abord la masse des travailleurs noirs dans des actions telles que le boycott des lignes de bus où régnait la ségrégation, puis a pris en compte des questions comme la discrimination de la part des propriétaires de logement — et Martin Luther King a mené pendant la dernière période de sa vie une lutte contre la pauvreté — son assassinat ayant lieu pendant la grève des éboueurs noirs de Memphis.

[4«  Entretien avec Saïd Bouamama — Pourquoi Sarkozy ne peut pas nettoyer la racaille au Karcher  », http://www.michelcollon.info/Entretien-avec-Said-Bouamama.html

[5Sharon Smith, Race, class, and «  whiteness theory  », http://www.isreview.org/issues/46/whiteness.shtml

[6Idem.

[7Il est intéressant de noter l’exemple cité par RC : «  Sur la question de l’avancement de carrière, il est flagrant que celui qui bénéficie du faible avancement du non-Blanc est bel et bien le travailleur blanc  ». C’est une description où il est présumé que les rapports entre les classes sont figés et que la seule possibilité d’amélioration des conditions de vie est l’avancement dans la hiérarchie de l’entreprise.
De ce point de vue (qui est celui du discours bourgeois) l’unité ou la désunion de la classe ouvrière n’a aucun effet sur les luttes de classes et donc sur les possibilités d’amélioration de la vie de tous les travailleurs.

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