Quand les sans-noms, les sans-grades, font la une des médias

Compte rendu de l’ouvrage Orange stressé

par Brigitte Pascal

31 août 2010

Faut pas rêver : depuis toujours, le travail est synonyme de mal-être pour les ouvriers. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’expression « aller au chagrin » signifie aller à l’usine. De même, Georges Navel, dans son livre magnifique Travaux, ne dit-il pas : « Il est une tristesse ouvrière, dont on ne sort que par la politique. » En effet, comment être serein quand on passe une longue semaine de travail, avec un statut de dominé, qui vous colle à la peau ? Simplement, les formes de cette domination ont changé selon le capitalisme en cours : celui des 30 glorieuses ou le capitalisme financiarisé actuel.

Une violence sociale incroyable d’une classe sur une autre

Force est de constater que l’on vit aujourd’hui, au travail, une violence incroyable d’une classe (la bourgeoisie) sur une autre (les ouvriers). Car ce terme est mille fois préférable à celui de « souffrance au travail » : donnant le sentiment que le salarié souffre tout seul, indépendamment de son environnement et de ses chefs ; comme on peut être pris de malaise, suite à une constitution déficiente.

À France Télécom, où les salariés de l’entreprise doivent changer de poste tous les 27 mois, les médias officiels se focalisent sur le seul problème des mutations forcées. Mais l’ouvrage d’Ivan du Roy évoque un cadre de travail asphyxiant autrement plus global, dû à l’espionnage constant du chef n+1 sur les conversations téléphoniques des techniciens avec les clients d’Orange. Afin de voir si ce dernier lit bien le « script », un document écrit à l’avance par la direction, et dont il convient de ne pas se départir d’une virgule. Sinon, on voit tomber sa prime mensuelle de rendement. Dû aussi à l’obligation d’allumer une lumière jaune (c’est délicat !), quand on veut faire une pause pipi. À l’envoi de mails injurieux par la délégation régionale de France Télécom, si l’établissement ne parvient pas à remplir ses objectifs. Au licenciement, chaque année, des 10% de salariés jugés les moins « productifs ». Au déclassement programmé de vieux salariés expérimentés, qui ont 20 ans de boite, mutés sur des postes de débutants, ou obligés de servir des orangeades !

La responsabilité du PS dans ce management par le stress

Or, chaque fois que France Télécom se privatise ou change son management, on trouve des socialistes à la manœuvre : en 1981, on assiste aux premiers durcissements de la gestion des salariés de l’entreprise, avec ses premiers cortèges de prises d’antidépresseurs et de dépressions.

En 1990, sous le gouvernement Rocard, la gestion du téléphone donne lieu à la création d’une entreprise publique, distincte de La Poste. De même, la libéralisation de France Télécom intervient à compter du 1er janvier 1998, soit sous le gouvernement Jospin. Dès cette époque, la médecine du travail alerte la direction de l’entreprise sur les graves problèmes de stress subis par les salariés. Les folles années de la spéculation, sous la houlette de Michel Bon, PDG de la boîte, sont toutes avalisées par les différents ministres de l’économie socialistes, DSK, Sautter et Fabius.

France Télécom, une machine à exclure permanente, qui s’appuie sur la maltraitance des salariés

Cette gestion par le stress n’est pas gratuite : il s’agit, ni plus ni moins, de démultiplier le nombre de démissions de salariés de France Télécom, ayant presque tous conservé leur statut de fonctionnaires. Et ça marche : en moins de trois ans, le nombre de démissions bondit, passant de 4,5% à 15%. L’ « essaimage » aussi : il s’agit d’inciter les salariés à créer de petites entreprises : pizzéria, vente d’huile anti douleur…, qui, malheureusement, se cassent presque toutes la figure. De même, on favorise le passage dans d’autres administrations, sur le seul motif qu’un salarié n’est qu’un « coût », qu’il convient de diminuer par tous les moyens. Or, ce phénomène dépasse largement le cadre d’Orange : en cela, la formule en vogue aujourd’hui dans les médias officiels « les suicides à France Télécom » est profondément inexacte. Tant il est vrai qu’on se suicide aussi dans la police (39 suicides pour 100 000 agents) ; dans l’enseignement, avec 33 suicides pour 100 000 enseignants ; dans l’administration de l’Equipement, avec 25 suicides chaque année. Sans parler des suicides à Renault, Peugeot, Thalès ou H&M. Les médias officiels ont construit une digue, qui limiterait ce phénomène à une seule entreprise. Mais la réalité montre qu’il s’agit d’un geste qui a cours autant dans le privé que dans le public.

Il ne faut donc surtout pas opposer les salariés au travail et les demandeurs d’emploi enkystés dans le chômage. Il n’existe pas, d’un côté, des salariés repus de bonheur, vivant dans des oasis fleuries parcourues de fontaines cristallines ; et de l’autre, de pauvres hères qui se traineraient dans des immensités désertiques. C’est le même libéralisme qui frappe et qui exclut durablement. Quoique, sous des formes différentes : d’un côté, la pression psychologique, afin de multiplier le nombre de démissions ; de l’autre, l’utilisation du code du travail et des plans sociaux.

Lisez ce livre, il est remarquable : dans un style fin et nerveux, qui évite le pathos et le larmoyant qui tâche, il vous raconte par le menu comment les salariés vivent le quotidien du travail. Un sujet profondément tabou depuis des années, tant les médias méprisent ces « invisibles » que sont les ouvriers, les techniciens et les fonctionnaires. Pour ne faire leurs gros plans que sur les gens qui pétillent. Ce livre a donc l’immense mérite de réhabiliter le peuple, les sans nom, les sans grade de toujours qui deviennent de nouveau un sujet de préoccupation officiel, faisant même la une du vingt heures de TF1 du 16 juin 2009. Faisant cette semaine, le 16 novembre 2009, la une du Figaro, à l’occasion du succès du questionnaire adressé aux salariés de France Télécom ; et auxquels 75% ont répondu : souhaitons qu’il fasse la une de tous les médias le plus longtemps possible…

Voir en ligne : Orange stressé, ou la gestion par le stress à France Télécom, d’Ivan du ROY, Éditions La Découverte, 2009

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