Le marxisme en chantier

par Denis Godard

5 septembre 2009

Une chose est désormais claire : 15 ans après la chute de l’URSS, le capitalisme est loin d’être triomphant.

La disparition de l’URSS a plutôt été le produit et le symptôme d’une crise profonde du capitalisme. Si les bases de cette crise sont économiques [1]. Un débat entre marxistes sur l’analyse de la crise, crise conjoncturelle ou structurelle ? Ce débat est important même s’il faut se dégager de l’idée qu’une crise révolutionnaire ne peut-être le résultat que d’une crise économique ’finale’ du capitalisme. [2] (crise d’accumulation du capital) celle-ci est devenue sociale et politique. En cherchant à attaquer systématiquement tous les acquis des périodes précédentes, les classes dirigeantes ont miné ce qui contribuait à stabiliser relativement la société. Rien d’étonnant alors à ce que les attaques sociales soient combinées au renforcement de l’Etat sécuritaire déchirant de plus en plus le voile démocratique.

Car la crise économique du capitalisme est aussi la crise politique d’un système de domination reposant sur une combinaison variable de consentement et de répression.

Rien d’étonnant alors non plus à ce que, depuis 10 ans, nous ayons assisté au retour des luttes de masse avec le sentiment qu’elles doivent jouer un rôle dans le dénouement de la crise. Le nombre de pays où les peuples sont entrés dans l’arène pour tenter de régler des situations de crise ne se compte plus, pays de l’est puis Indonésie et Corée du sud jusqu’aux pays d’Amérique latine. L’Ukraine aujourd’hui n’en est que la plus récente illustration [3].

Le mouvement altermondialiste puis à une échelle plus spectaculaire le mouvement international contre la guerre n’ont pas été simplement une autre illustration de cette dynamique. En dépassant le cadre national ces mouvements ont commencé à poser les problèmes (et la recherche d’une solution) à l’échelle globale [4].

Le dénouement de cette crise n’est pas écrit. Il dépendra de plus en plus à l’avenir de la conscience qu’auront les différents groupes sociaux de la situation et de leurs intérêts mais aussi de leur cohésion et de leurs formes d’organisation.

Un mouvement, dans ses premières phases, ne repose pas sur une analyse claire de la situation (pas même de ses objectifs réels) et des rapports de force en jeu. Mais pour obtenir la victoire il doit impérativement développer ces éléments. [5]

Or le mouvement ne produit pas de manière mécanique et spontanée cette conscience « car l’idéologie dominante n’est pas affaire de manipulation des consciences, mais l’effet objectif du fétichisme de la marchandise. On ne peut échapper à son cercle de fer et à sa servitude involontaire que par la crise révolutionnaire et par la lutte politique des partis » [6]. L’expérience de la lutte contre la classe dirigeante ne conduit pas spontanément à la rupture avec les idées qui justifient sa domination, encore moins à une vision alternative du monde.

Nous pensons que le mouvement a besoin du marxisme, non comme une idée comme une autre mais « en tant qu’expression théorique de la lutte pour l’émancipation du prolétariat » [7]. Car « [les conceptions théoriques des communistes] ne font qu’exprimer, en termes généraux, les conditions réelles d’une lutte de classes qui existe, d’un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux. ». C’est d’ailleurs ce qui fait que « [les communistes] ne posent pas de principes particuliers d’après lesquels ils prétendent modeler le mouvement prolétarien. [...] dans les différentes phases d’évolution que traverse la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie, ils représentent toujours l’intérêt du mouvement dans son ensemble. » [8]

Une chance pour le marxisme

Inversement pour devenir concrètement l’outil du mouvement d’émancipation, le marxisme a besoin du mouvement lui-même.

D’abord et fondamentalement parce que, en tant que théorie révolutionnaire, le marxisme est toujours en devenir : « une théorie révolutionnaire juste n’est pas un dogme et ne se forme définitivement qu’en liaison étroite avec la pratique d’un mouvement réellement massif et réellement révolutionnaire. »Lénine, La maladie infantile du communisme (le gauchisme). Le marxisme ne peut se développer qu’en se confrontant aux problèmes soulevés par le développement historique du capitalisme tel qu’il est et tel qu’il s’affronte aux exploités et opprimés en lutte. C’est dans cette confrontation, dans l’élaboration des analyses, stratégies et tactiques nécessaires au mouvement que le marxisme se développera.

Ensuite, parce que le marxisme est aussi un produit de l’histoire. Cela n’est pas seulement vrai pour Marx, Engels, Lénine ou Rosa Luxemburg. Cela est aussi vrai de l’évolution qu’a subie le marxisme depuis 80 ans. Cette évolution, que Perry Anderson a qualifiée de ’marxisme occidental’ [9] est « un produit de la défaite » du mouvement révolutionnaire après la première guerre mondiale : « C’est ainsi que, de 1924 à 1968, le marxisme ne s’est pas ’arrêté’ comme le prétendit Sartre, mais il avança sur un chemin indéfiniment détourné de toute pratique révolutionnaire. Le divorce entre les deux fut déterminé par l’ensemble de la période historique ». Ce divorce entre le développement du marxisme et la perspective révolutionnaire, entre la théorie étudiée par des intellectuels et la pratique de la classe a eu des conséquences sur la théorie : « la méthode par impuissance, l’art comme consolation, le pessimisme comme apaisement : il n’est pas difficile de percevoir tous ces éléments dans la tonalité du marxisme occidental. »

Perry Anderson découple en partie de cette évolution le courant trotskyste qui a tenté de maintenir une unité entre la théorie et la pratique. Pourtant « l’isolement forcé à l’écart des principaux contingents de la classe ouvrière organisée à travers le monde, associé à l’absence prolongée de soulèvements révolutionnaires dans les principaux centres du capitalisme industriel, laissa inévitablement son empreinte sur la tradition trotskyste dans son ensemble. Elle aussi fut soumise aux diktats de la longue époque de défaites historiques de la classe ouvrière occidentale. Sa méfiance à l’égard des innovations théoriques, qui la distingua du marxisme occidental, lui coûta cher. La réaffirmation de la validité et de la réalité de la révolution socialiste et de la démocratie prolétarienne, contre tant d’événements qui les niaient, poussa involontairement cette tradition vers le conservatisme. »

Perry Anderson, qui écrivait ce texte en 1974, attendait énormément, du développement du mouvement de lutte. Le reflux des luttes, à partir de la fin des années 70, a contribué à combiner, dans le courant trotskyste, les défauts énoncés à ceux du marxisme occidental, un reflux des bases même du marxisme, la déconnexion entre la pratique ’quotidienne’ et les perspectives révolutionnaires.

Les conclusions que tirait Perry Anderson en 1974, si elles se sont avérées fausses à court-terme, retrouvent une validité pour aujourd’hui : « Les chances de la réouverture d’un circuit révolutionnaire entre la théorie marxiste et la pratique des masses [...] sont de plus en plus grandes. Les conséquences d’une telle réunification entre la théorie et la pratique pourraient transformer le marxisme lui-même. »

Un dernier facteur favorise la « réouverture de ce circuit révolutionnaire ». La crise actuelle du système s’est aussi traduite par une crise de la domination des partis réformistes et un effondrement des partis staliniens, réouvrant un espace pour l’intervention des révolutionnaires et une audience pour leurs idées.

Objectifs

Cette revue veut participer à (re)-faire du marxisme un outil pour le mouvement. Le penser de cette manière exige à la fois de sortir du marxisme comme simple ’commentaire’ de l’histoire mais aussi comme simple critique, en extériorité, des politiques développées par d’autres. Cela exige aussi de ne plus se contenter de quelques formules ’de base’ mais entraîne une triple confrontation : à l’histoire telle qu’elle se fait, aux questions et analyses soulevées par le mouvement et à la théorie marxiste telle qu’elle a été développée. En bref cela exige non pas moins mais plus de marxisme.

Notre boussole c’est l’actualité de la révolution telle que la définissait Lukacs : « L’actualité de la révolution prolétarienne n’est plus désormais seulement un horizon planant au dessus de la classe ouvrière en voie d’émancipation mais est déjà devenue une question à l’ordre du jour du mouvement ouvrier. [...] Pas plus Marx que Lénine ne se sont jamais représentés l’actualité de la révolution prolétarienne et ses objectifs finaux comme si on pouvait à présent la réaliser n’importe comment, à n’importe quel moment. Mais, pour l’un comme pour l’autre, l’actualité de la révolution fournit le critère sûr pour les décisions dans toutes les actions quotidiennes. l’actualité de la révolution indique la note dominante de toute une époque. Seule la relation des actions isolées avec ce noyau central, qui ne peut être trouvée que par l’analyse précise de l’ensemble historico-social, fait que les actions isolées sont révolutionnaires ou contre-révolutionnaires. L’actualité de la révolution signifie par conséquent ceci : traiter tout problème quotidien particulier en liaison avec la totalité historico-sociale ; les considérer comme moments de l’émancipation du prolétariat. » [10]

Toute ambition est une prétention. Celle-ci, pour avoir une chance de se réaliser doit se doubler d’une modestie, la reconnaissance de ses limites qui sont celles de ceux et celles qui lancent cette revue.

Tout d’abord, ils et elles, sont aussi le produit de la tradition décrite ci-dessus. Dans la discussion sur l’article de Ambre Ivol sur le réformisme aux USA ou sur l’anticapitalisme d’Antoine Boulangé, cela est apparu clairement. L’histoire des 80 années passées a conduit les révolutionnaires à assimiler le réformisme à la forme politique qui l’a cristallisé en Europe, les partis socio-démocrates. Cela a tendance à réduire la lutte contre le réformisme à une lutte contre des directions réformistes et à sous-estimer la réalité du réformisme comme expression de la conscience contradictoire des travailleurs (entre espoir dans les possibilités de transformation et sentiment d’impuissance à en être les sujets). C’est particulièrement important pour comprendre l’évolution des rapports entre le partis réformistes et le mouvement, mais aussi que toute rupture partielle avec les partis réformistes ne conduit pas mécaniquement au développement d’une conscience révolutionnaire.

Quelles que soient donc les limites de ces articles, la confrontation avec ces problèmes est déjà un pas dans la bonne direction. Ce numéro est un numéro zéro parce qu’il n’est que le début d’une ébauche. Nous invitons tous ceux et celles qui le liront à participer à la suite.

Enfin, la médiation entre la théorie et la pratique de la classe, ne peut se réduire à quelques militant-e-s. Elle passe par la construction d’une organisation élaborant ses analyses et ses orientations à partir du lien de ses membres avec les différents fronts de lutte et fondamentalement avec les différents secteurs de la classe ouvrière. Cela signifie pour nous la construction et le développement de la LCR. Cette revue ne peut donc être un substitut ni à l’activité collective de la LCR, ni à l’élaboration politique dans les cadres de la LCR. Mais elle veut être un aiguillon pour que cette démarche et cette approche se développent au sein de la LCR. Sans cet objectif, la démarche elle-même est vouée à l’impuissance en reproduisant les circonstances de déconnexion qui ont produit le ’marxisme occidental’.

Que faire ?

Un dernier point pour expliquer le titre de cette revue.

Que faire ? n’est pas simplement la question qui émerge pour tous ceux et toutes celles qui se mettent à refuser le fatalisme et commencent à entrer en lutte. Poser cette question c’est déjà soulever la nécessité de la théorie, comprendre pour agir. C’est aussi le cœur du marxisme, la théorie comme guide pour l’action et plus précisément pour l’émancipation des travailleurs. « L’observation la plus importante à faire à propos de toute analyse concrète des rapports de forces est la suivante de telles analyses ne peuvent et ne doivent être des fins en soi ; elles acquièrent au contraire une signification à la seule condition qu’elles servent à justifier une activité pratique, une initiative de la volonté. Elles montent quels sont les points de moindre résistance où la force de la volonté peut-être appliquée avec le plus de fruit, elles indiquent les meilleures bases pour lancer une campagne d’agitation politique, le langage qui sera le mieux compris des foules, etc. L’élément décisif de toute situation est la force organisée en permanence et préparée depuis longtemps et qu’on peut faire avancer quand on juge qu’une situation est favorable. » [11]

Poser la question n’est pas la résoudre. Mais c’est la condition pour commencer à trouver la solution.

Notes

[1Une nouvelle phase du capitalisme  ? François Chesnais, Gérard Duménil, Dominique Lévy, Immanuel Wallerstein Editions Syllepse 2001

[2cf notamment Gramsci Notes sur Machiavel.

[3Il s’agit ici d’insister sur le fait que les masses interviennent. Ce qui domine dans les mouvements peut largement différer d’un cas à l’autre. Dans certains cas, comme en Ukraine, l’initiative peut même en partie venir de fractions de la classe dirigeante. Cela démontre d’autant plus la nécessité de renforcer nos outils d’analyse et de construire des organisations capables d’intervenir de manière cohérente et d’adapter leur tactique aux différentes situations.

[4Le développement d’une dynamique de luttes de masses se traduit par une succession de luttes partielles et locales et de luttes globales, de luttes politiques et de luttes économiques. cf Rosa Luxemburg Grève de masse, parti et syndicats La Découverte 2001

[5Le mouvement altermondialiste a fait du slogan ’Une autre monde est possible’ sa marque de fabrique. Ce slogan exprime à lui seul la rupture avec le pessimisme de la période antérieure et l’objectif global. Mais ce mouvement est aujourd’hui, d’autant plus confronté à des questions et débats sur ses analyses et sa stratégie. À lire le récent et important article de Chris Harman Spontanéité, stratégie et politique

[6Daniel Bensaïd, La politique comme art stratégique in Un monde à changer

[7Georg Lukacs, La pensée de Lénine

[8Karl Marx et Friedrich Engels, Le Manifeste du parti communiste. Cette situation ne signifie pas que dans la défense de ce qui est dans l’intérêt général du mouvement, les révolutionnaires soient majoritaires.

[9Perry Anderson, Sur le marxisme occidental, Petite Collection Maspero 1976 (idem pour citations qui suivent)

[10Georg Lukacs, Ibid

[11Gramsci, Notes sur Machiavel in Textes Editions sociales 1983


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