Fractures et résistances au Moyen-orient arabe

par Nicolas Qualander

16 septembre 2009

Au lieu d’asservir le présent au passé, n’y aurait-il pas lieu, sans renier ce dernier, de l’amener à partager avec le présent le coefficient de réalité qu’il ne cesse de lui ravir ? La mort saisit le vif, aimait à répéter Karl Marx. L’idée de mettre les morts au service des vivants est – je ne le sais que trop – la plus utopique des utopies. Elle est aussi la plus légitime. [1]

Ahmad Beydoun

La nouvelle conjoncture régionale

Le Moyen-Orient arabe est devenu le point central du redéploiement impérial, qui se traduit tant par un soutien affirmé des Etats-unis à la politique israélienne, que par une présence militaire directe en Irak occupée. Les aspects économiques, géo-politiques et idéologiques se croisent et se nourrissent les uns les autres : s’il s’agit effectivement de contrôler les ressources pétrolifères de la région, le dessein n’en est pas moins plus vaste, l’offensive impériale ayant également comme double fonction, d’une part d’assurer aux Etats-unis le rôle de première puissance géo-politique mondiale, et de contester à la Chine, à la Russie et à l’Union européenne toute velléité d’hégémonie politique, et d’autre part de réinventer un messianisme impérial américain de l’après guerre froide. Le projet de Grand Moyen-Orient, visant à « démocratiser » les régimes arabes en place, voudrait en réalité légitimer la soumission et la subalternisation des pays arabes par les Etats-unis par des oripeaux de réforme et de démocratie parlementaire. Le soutien inconditionnel à la politique coloniale israélienne, et l’intervention militaire en Irak de 2003, permettent en parallèle de donner corps à une réactualisation des mythes fondateurs de la nation américaine, qui entrent en corrélation avec ceux du sionisme originel : Israël et les Etats-Unis ont sans doute ceci en commun qu’ils se conçoivent tous deux comme des nations jeunes, dont l’essence fondamentale serait d’avoir une mission historique et quasi-religieuse. En ce sens, les politiques coloniales et impériales consistent toutes deux dans une perpétuelle réinvention de la nation.

Mais cette même offensive impériale et coloniale fait face à un réel qui lui résiste. Depuis un an, un renversement de cycle politique s’est ouvert : les processus électoraux, en Egypte comme en Palestine, ont vu une montée spectaculaire de courants politiques islamistes, qui réinscrivent leur idéologie pan-islamique dans un discours nationaliste et anti-impérialiste, renouant en partie, ironie de l’histoire, avec certains pans du nassérisme ou du nationalisme arabe, ou, pour la Palestine, avec le programme originel de l’OLP. Comme l’écrit le chercheur Olivier Roy, « l’anti-impérialisme est aujourd’hui au Moyen-Orient la chose la mieux partagée. Mais loin d’être l’expression de l’hégémonie islamiste, c’est le signe d’un véritable phénomène politique : la renaissance du nationalisme arabe ou plutôt des nationalismes arabes. Partout, le ressentiment à l’égard des Etats-Unis, l’hostilité à Israël, le désir de contrôler la richesse pétrolière et la quête d’authenticité culturelle font vibrer la population et les intellectuels arabes. Une situation qui rappelle le climat post-colonial des années 50 et 60. Comme si l’après 11 septembre et l’intervention américaine en Irak avaient ravivé ces vieilles blessures, l’anti-impérialisme est de retour au coeur des mobilisations politiques de la région. Et il estompe les frontières entre les laïcs et les religieux. [2] ».

Au Liban, la résolution 1559, conjointement rédigée par la France et les Etats-Unis, appelant au retrait total des troupes syriennes et au désarmement de toutes les milices libanaises, se trouve mise à mal par le nouveau renversement d’alliance opéré par le Hezbollah, qui, s’il reste toujours allié à la Syrie, n’en a pas moins conclu un accord politique avec le courant chrétien du général Michel Aoun, anti-syrien notoire, mais opposé à toute ingérence étrangère qu’elle quelle soit, affaiblissant ainsi l’unité apparente qui avait soudain vu s’allier les partis politiques druzes, chrétiens et sunnites autour de la résolution onusienne. En Iran, l’élection de Ahmadinejad, et la double éviction des réformateurs et des conservateurs proches de Rafsandjani, prêts à collaborer avec l’occident, ont réactivé en partie le discours originel de la révolution iranienne, mélange hétéroclite de tiers-mondisme, de conservatisme religieux et de nationalisme iranien. Enfin, la situation en Irak a en partie échappé à ceux là-même qui l’avait conçue : premièrement, une résistance populaire s’est faite jour autour du mouvement de Muqtada as-Sadr, même si sa structuration interne reste pour le moment purement chiite. Il existe également des poches de résistance sunnites, même si elles restent très éclatées, politiquement et idéologiquement. A l’inverse, et au nombre des points négatifs, si les Etats-Unis plaidaient effectivement pour une partition fédérale entre kurdes, sunnites et chiites, l’opération semble avoir tellement réussi qu’elle a créé une situation de guerre civile larvée entre des communautés : première en Irak, qui, au temps de l’occupation britannique dans les années 1930, avait su échapper à la division ethnico-religieuse.

La conjoncture politique actuelle est donc profondément contradictoire et mouvante, car elle associe plusieurs dynamiques. Les occupations et les ingérences étrangères, soutenues localement par des régimes corrompus et autoritaires, ne produisent pas que de la résistance : elles détruisent des sociétés entières, assassinent l’espace quotidien, modifient des paysages sociaux et politiques, provoquant déplacements de population, pauvreté endémique, encourageant ainsi les phénomènes de corruption et de violences internes au sein de sociétés brisées. Cette déstructuration sociale et humaine, caractéristique du phénomène colonial, participe de la difficulté à construire de la résistance et à développer une stratégie politique de libération sur le long terme : en Palestine, le morcellement du territoire et les bouclages systématiques limitent la capacité des Palestiniens à construire un programme national de résistance, et encouragent le renfermement sur le local – le quartier, le village, le camps. C’est dans cette conjoncture qu’il faut penser la résistance à l’offensive impériale dans la région : les rythmes de recompositions politiques sont ralentis, en un sens, par la nature même d’un colonialisme destructeur, et, en même temps, on assiste à une série d’essais de résistance politique et de « sabotage » de l’impérialisme, plus ou moins efficaces, dans des conditions particulièrement difficiles.

La vision politique du monde arabe en occident reste ainsi décalée, et abstraite : certains s’affolent de la montée des courants islamistes, nonobstant les déchirures et les fractures idéologiques, politiques, stratégiques, à ce camp. Les mêmes s’attristent de ne plus voir en Palestine ou au Liban l’image rassurante du passé, où il existait bel et bien une gauche séculière dans laquelle ils pouvaient se retrouver et se reconnaître. C’est là un débat et des considérations qui n’ont strictement aucun sens, politiquement parlant, à moins de vouloir penser le politique au Moyen-Orient sur le mode d’une nostalgie mélancolique et romantique. Ce qu’il s’agit de penser, c’est justement cette conjoncture politique complexe : une conjoncture où le monde arabe est soumis à une offensive impériale telle que c’est parfois la capacité même de faire de la politique dans un espace donné qui est remise en cause. Une conjoncture où le politique se trouve à un tournant, car maintenant se ressentent avec d’autant plus de violence et d’acuité les échecs répétés de la gauche, du nationalisme arabe, mais aussi de l’islamisme politique. Chacun de ces courants, constitutifs de l’histoire politique du vingtième siècle, se trouvent aujourd’hui aux carrefours de changements majeurs : car le sentiment d’échec est patent. Le nationalisme arabe est mort plusieurs fois, en 1967 comme en 1973, avec Sadate et la fin du rêve nassérien, avec la « privatisation » du nationalisme arabe par des groupes sociaux, familiaux et claniques – les alaouites en Syrie, les sunnites tikritis en Irak. La gauche arabe a vécu, elle aussi, ses morts multiples, avec l’effondrement des partis communistes accéléré par la chute de l’URSS, l’alignement de certains sur les positions américaines, comme en Irak avec le PCI, et enfin avec la disparition des principaux mouvements de guérillas en Arabie du sud. Quand à l’islamisme, l’essoufflement de la révolution iranienne au cours des années 1980 et 1990, et, là aussi, sa privatisation au profit d’un nationalisme iranien dans le cadre de la guerre Iran-Irak, ont provoqué des changements d’ampleur, l’islamisme se divisant et se fragmentant aujourd’hui entre des groupes transnationaux et déterritorialisés de type al-Qaeda d’une part, et des partis islamo-nationalistes d’autre part, sur le modèle du Hezbollah libanais.

Trois éléments sont alors indissociables, pour qui veut comprendre cette politique de la résistance au Moyen-Orient, encore incertaine : un espace politique et social destructuré, une volonté de résistance à l’impérialisme néanmoins persistante, qui se manifeste chaque jour au sein de la rue arabe, même de manière informelle, et enfin une recomposition politique longue et complexe, qui cherche encore sa stratégie, ses mots pour la dire, ses gestes pour la faire. La compréhension de ces résistances exige malgré tout de saisir les rythmes particuliers du politique au Moyen-Orient, qui ne peuvent être calqués sur ceux qui constituent notre paysage quotidien, ceux de la France ou de l’Europe.

Contre la lecture européo-centrée du politique

La persistance d’un orientalisme réducteur se manifeste aujourd’hui en France d’une manière caricaturale. Le problème étant qu’elle ne se contente pas de toucher quelques officines médiatiques ou politiques conservatrices, mais bien qu’elle fait florès dans les rangs même de la gauche radicale, et ce en-dehors de toute préoccupation scientifique ou empirique la plus élémentaire. Sous les couverts de la lutte contre la religion, les phénomènes politiques au Moyen-Orient arabe sont lus avec les seuls yeux d’une histoire politique particulière, plutôt de type hexagonal, dans laquelle, invariablement, il y aurait une gauche laïque à la française, des nationalistes bourgeois, et des islamistes forcément à droite. Mais la question religieuse et islamique n’est nouvelle et déroutante que pour l’apprenti : elle s’est toujours posée dans le monde arabe, et ce dès les années 1920, avec la fondation des Frères musulmans égyptiens, qui restera pour près d’un quart de siècle la matrice politique des mouvements nationalistes, et les années 1930, avec la lutte anti-britannique en Irak initiée par les oulémas chiites irakiens. Les fondateurs du Fatah, tout comme les jeunes cadres nassériens qui prirent le pouvoir en 1952, furent pour la plupart issus des rangs des Frères. C’est dire combien il y eut historiquement une intrication et des passages systématiques entre l’islamisme, le nationalisme et la gauche. Une gauche issue elle-même, pour une bonne part, du mouvement nationaliste nassérien, ou de radicalisations du mouvement baathiste. Car la gauche arabe, contrairement à une idée bien répandue en occident, ne s’est pas réclamée d’un athéisme idéologique : elle a gardé avec la question religieuse un rapport ambigu, la mobilisant à certains moment stratégique, l’ignorant à d’autres. Parlant des mouvements de guérilla marxistes au sud de la péninsule arabique lors des années 60 et 70, ainsi que de la toute jeune République populaire du Yémen du sud, le sociologue Olivier Carré note que « le travail féminin est honoré, principalement dans les rangs de la guérilla. (…). Ici, il s’agit d’une guerre révolutionnaire, non pas anti-islamique certes, mais avec la caution d’un islam revendiqué comme un principe de révolution sociale permanente : la guerre révolutionnaire du peuple est vue comme un message et une mission islamique pourvu que le Coran soit lu par les classes laborieuses et par les femmes en lutte pour leurs droits. [3] ». Les modes de recompositions politiques ont ainsi suivi des rythmes difficilement compréhensibles pour l’observateur occidental, tant les questions religieuses, nationales, pan-arabistes et sociales se sont peu à peu entremêlées.

Ce croisement entre question nationale, question sociale et question religieuse persiste aujourd’hui, et c’est le mouvement islamiste, majoritaire, qui en subit les effets directs. Cela a d’ailleurs pris une acuité toute particulière avec l’élection de Hamas, qui se retrouve à endosser paradoxalement les revendications historiques du mouvement nationaliste palestinien, tout comme le Hezbollah a été propulsé en mouvement de libération nationale, au cours des années 1990, l’obligeant à reconnaître publiquement l’impossibilité d’édifier un Etat islamique au Liban. Depuis janvier 2006, Hamas ne s’est pas distingué par une implantation de la Charia, comme le prédisait avec une certaine négligence empirique les plus savants commentateurs : sa première mesure politique d’ampleur a été de tenter de remettre entre les mains du gouvernement et du ministère de l’Intérieur la direction des Services de sécurité, normalement dans les mains de la présidence et du Fatah. Le dirigeant de ces nouveaux Services de sécurité n’était d’ailleurs même pas un membre du Hamas, mais bien un ancien membre du Fatah, leader des Comités de résistance populaire, Jamal Samhadana. La discussion interne en Palestine est d’essence politique, et non religieuse, et le Hamas s’est plié, de fait, à cette règle. La nationalisation progressive du mouvement islamique a également produit un renversement des coordonnées politiques : alors que ce courant s’opposait fermement à la gauche et au mouvement nationaliste au cours des années 1980, dynamisé alors par la Révolution iranienne, les années 1990 et 2000 ont au contraire vu ces trois courants collaborer dans nombre de cadres d’actions. Au Liban, le Hezbollah s’attira peu à peu le soutien du Parti communiste libanais et des forces de gauche palestinienne, notamment en faisant libérer nombres de leur militants et dirigeants ; en Palestine, une coordination politique et militaire s’établit d’emblée entre la gauche, le Fatah et les forces islamiques, et ce dès le début de la Seconde Intifada. Elle se concrétisa par exemple par l’alliance entre le FPLP et le Hamas aux élections municipales de 2005. Au Yémen réunifié, le Parti socialiste yéménite, le mouvement islamique Islah et l’Union nassérienne s’allièrent politiquement au sein du Joint Meeting Parties, dans le cadre de l’opposition démocratique au régime du président Salah. Enfin, à une échelle pan-arabe, la constitution de la Conférence nationaliste et islamique (CNI), dont la première session s’est tenue à Beyrouth en octobre 1994, a ouvert une dynamique de rencontres et de tentative de théorisation politique entre des courants aux histoires différenciées mais aux intérêts convergents, notamment sur les questions pan-arabes, démocratiques et anti-colonialistes. Cela ne signifie pas que le mouvement islamique soit « progressiste », il est très loin de l’être. Simplement, il est devenu, ou redevenu, si l’on inscrit la réflexion dans une histoire longue ouverte par les années 1920, la matrice du mouvement nationaliste. Cela signifie également que l’interaction politique et les passages idéologiques et pratiques, entre le mouvement nationaliste, la gauche et l’islamisme modifient quelque peu la donne moyen-orientale. Ce sont ces faits qu’il s’agit de penser, à moins de vouloir recréer a posteriori l’histoire politique du Moyen-Orient arabe. Les dynamiques politiques sont ainsi infiniment complexes : il y eut des radicalisations à l’extrême-gauche du mouvement nationaliste, à l’instar de la Katiba at-tullabiya, la brigade étudiante du Fatah dans les années 1970, ou du Mouvement nationaliste arabe, d’obédience nassérienne, qui donna naissance à la majorité des organisations d’extrême-gauche (FPLP). Il y eut des passages de la gauche nassérienne vers l’islam, comme le Parti du travail en Egypte. Il y eut des gauches islamiques, sur le modèle de l’Ayatollah iranien Taleghani, en 1979, et il y eut, enfin, une reprise des thématiques religieuses au sein d’organisations communistes, au Soudan et en Irak. Le champ politique arabe est extrêmement mouvant, et la mobilisation des ressources nationales et culturelles est souvent la règle. Faut-il le répéter : il y eut historiquement des voies de circulations dynamiques entre le nationalisme, l’islam, et la gauche, car dans le contexte colonial et impérial du monde arabe, les problématiques nationales, culturelles et sociales ont toujours été étroitement imbriquées.

Les points centraux de la lutte

En mars 2006 s’est tenue à Beyrouth la quatrième Conférence générale arabe de soutien à la Résistance, tandis que la dix-septième session de la Conférence nationaliste arabe s’est déroulée au Maroc, deux mois plus tard. Ces deux événements, initiés par le Centre d’études pour l’unité arabe (CEUA) de Khaireddine Hassib [4], ont ceci d’intéressant qu’ils ont réuni un ensemble très vaste de participants et d’organisations politiques, qu’elles soient de gauche, nationalistes arabes ou islamiques – étaient indistinctement présents le Comité des ulémas musulmans d’Irak, ainsi que le courant Muqtada as Sadr, des intellectuels communistes et nationalistes arabes indépendants, les nassériens radicaux égyptiens de al-Karamah, le Hezbollah libanais, le Fatah, le Hamas et le FPLP palestiniens, le Parti socialiste yéménite et le mouvement islamique Islah, la gauche de Bahrein, les associations d’artistes arabes et les mouvements des droits de l’homme… Encore une fois, le clivage laïcs/religieux n’est pas opérant pour comprendre les dynamiques politiques en cours, car il n’est pas structurel, au sens où ce n’est pas lui qui détermine les rapports de force et d’opposition au sein du champ politique arabe. Deuxièmement, l’ensemble des documents finaux des conférences mentionnées reflètent bien les grands axes du politique dans le monde arabe : l’accent est mis sur l’intervention structurelle et impériale de l’occident au Moyen-Orient, et sur la corrélation entre l’occupation des territoires palestiniens et l’intervention américaine en Irak. Cette intervention impériale se déploie maintenant sur d’autres espaces, mais cette fois dans le cadre d’une guerre de basse intensité : au Liban, au-travers de la résolution onusienne 1559, qui vise indirectement à affaiblir la Syrie, et en Iran. Il y a donc un double consensus, qui structure aujourd’hui le champ politique arabe : un consensus autour de la question des ingérences étrangères, et un consensus autour de la question démocratique. Le premier se traduit par un soutien affirmé aux résistances, y compris armées, et plus particulièrement à celle qui a lieu au Liban, autour du Hezbollah, et en Palestine, autour de l’ensemble des organisations palestiniennes, quelles que soient leurs couleurs politiques. Dans le cas de l’Irak, le spectre de la division confessionnelle et politique est reconnu, et les conférenciers n’ont cessé de souligné l’importance de « l’unification des forces nationales et islamiques », et de « la construction d’organisations démocratiques ». Le second consensus est plus complexe : les conférenciers se sont mis d’accord sur l’objectif de la réforme démocratique, mais cette dernière ne saurait être soumise au diktat américain, et à sa traduction sous la forme du projet de Grand Moyen-Orient. La réforme démocratique a comme base première, dans cette perspective, « la fin de l’hégémonie étrangère », et, si elle vise effectivement la constitution d’un Etat fondé sur la démocratie, les droits de l’homme et la justice sociale, elle ne peut que se réaliser en puisant ses forces en interne, c’est-à-dire en se fondant sur un « héritage culturel », et sur un « projet de renaissance civilisationelle arabe ».

Recompositions politiques

Il y a donc une articulation centrale entre question coloniale, question démocratique et question culturelle. La question coloniale et la question démocratique ont un lien évident : les régimes arabes pro-américains, que cela soit en Jordanie ou en Egypte, sont également des régimes autoritaires. La loi d’urgence de 1982, en Egypte, est toujours d’actualité. Il faut donc comprendre que derrière la contestation des structures institutionnelles du régime, c’est toute une critique qui se met peu à peu en place : critique du régime, considéré comme répressif, et, par-delà, critique de sa politique externe, soumise à des intérêts étrangers. En Egypte, un certain nombre de mouvements se sont mis en place : la Lagna, comité populaire de soutien à l’Intifada, ainsi que le mouvement Kifaya, regroupent là aussi indistinctement islamistes, marxistes, et nassériens. Si leur implantation populaire reste encore faible, notamment en ce qui concerne Kifaya, et si les Frères musulmans ont récupéré les dividendes de la contestation lors des élections législatives de 2005, il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une sorte de révolution interne au champ politique. A la conférence anti-guerre et anti-globalisation du Caire, en décembre 2003, c’est le guide des Frères musulmans, Ma’amoun al-Hodeibi, qui prononce l’allocation d’ouverture, alors que sont présents l’ancien fondateur du FLN algérien, Ahmed ben Bella, l’écrivain de gauche Sonallah Ibrahim, le militant nassérien Amir al-Iskandar : « l’alchimie entre le courant de gauche de la conférence et l’aile islamiste a été une révélation pour beaucoup. Faisant une apparition fort remarquée parmi cette assemblée très orientée à gauche, Ma’moun al-Hodeibi, le guide suprême des Frères musulmans, interdits, est intervenu à la session d’ouverture. Dénonçant l’impérialisme autoritaire et le système capitaliste agressif, Hodeibi a célébré les vertus du nouveau mouvement anti-globalisation [5] ».

Il faut également souligner le changement notable de paradigme politique dans la région pour les courants nationalistes arabes et islamistes : désormais, l’acceptation de la démocratie fait force de loi, et cela ne souffre plus d’ambiguïté. Le cas typique est celui du Hezbollah libanais, qui a renoncé de facto à la perspective d’un État islamique, et dont le discours s’articule autour de deux concepts clés : ceux de résistance et ceux de protection. Ali Rahnema, professeur de sciences économiques à l’Université américaine de Paris, note ainsi qu’avec « l’ascension du Sheikh Hassan Nasrallah, l’un des cinq membres cléricaux fondateurs du Hezbollah, successeur de Musawi, le Hezbollah a pris un voie différente. En parallèle à l’orientation sociale du Hezbollah, traduite par une large gamme de services sociaux dans la région, le nouveau leadership du Hezbollah a choisi de participer activement au processus politique libanais.(…) ». En réponse à une question d’un journaliste sur sa vision d’un Etat islamique, Nasrallah a répondu : « nous pensons que la condition pour la création d’un Etat islamique requiert un large désir populaire, et nous ne parlons pas de cinquante et un pour cent, mais bien d’une large majorité. Et cela n’est pas possible au Liban, et ne le sera probablement jamais. [6] » Le parti est ainsi conçu comme un outil de résistance à l’hégémonie étrangère, et c’est sur cela qu’il bâtit le consensus national autour de lui. Deuxièmement, il se conçoit lui-même comme un instrument voué à la protection : protection des frontières du sud, protection des réfugiés palestiniens, protection de la dimension arabe du Liban, et enfin : appel à la protection sociale des citoyens, autour de la thématique des réformes social. Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, que la manifestation autour de la protection des services publics, le 10 mai 2006, au Liban, ait été soutenue conjointement par le Hezbollah, le Parti communiste libanais, et le courant chrétien du général Michel Aoun, et ce contre l’ensemble du panel politique libanais, d’orientation ultra-libérale.

L’articulation entre question nationale et question démocratique, aux yeux de la gauche radicale occidentale, reste ainsi, somme toute, logique. Mais le succès rencontré par le courant religieux, et la dimension récurrente des problématiques culturelles au sein des espaces colonisés, reste, elle difficilement problématique. Hors, cette dimension religieuse/culturelle caractérise historiquement les espaces colonisés, et les traverse de part en part. La religion n’agit ni comme opium du peuple, ni comme panacée de libération universelle, mais bien comme une ressource culturelle, qui s’intègre naturellement à la problématique coloniale. C’est un répertoire d’action, au sens où les acteurs et actrices politiques, quels qu’ils soient, puisent dans un héritage culturel et historique des éléments propres à se redonner une conscience politique pour le présent. La conscience de culture est typique des espaces subalternes, c’est-à-dire des espaces où l’oppression n’est pas seulement de nature sociale, mais aussi de nature nationale et civilisationelle. L’interprétation de la religion est un autre problème, mais on ne peut ignorer que l’ensemble des courants politiques ont été traversés par cette problématique douloureuse de la question religieuse. Car le colonialisme est compris lui-même comme une offensive à la fois économique, militaire et culturelle, et l’occidentalisation des moeurs et des élites locales liées au pays colon accentuent cette césure entre culture du colon/culture du colonisé.

Il n’est donc pas surprenant que dans le cadre de déstructuration sociale et politique que représente l’offensive impériale contemporaine, soit reposé avec d’autant plus de force le problème de l’articulation des discours et des stratégies nationales, culturelles et sociales.

Impasses et blocages conjoncturels

Il ne saurait cependant y avoir de développement harmonieux d’une résistance, qui plus est à une échelle régionale, comme le connaît le monde arabe. Si le concept de « développement inégal et combiné » sied bien à cette situation, c’est qu’il existe un hiatus certain entre une culture de résistance spontanée de la rue arabe, fondamentalement anti-impérialiste et tiers-mondiste, soutenue par des résistances structurées réelles, et, d’autre part, des séries de blocages politiques qui freinent temporairement les processus de constitution de cette résistance, comme en Palestine et en Irak. Si le spectre politique palestinien se divise aujourd’hui, ce n’est pas, encore une fois, sur une opposition entre les laïcs et les religieux : c’est sur la nature de la stratégie de libération nationale. L’élection de Hamas voit ainsi se constituer une stratégie de coup d’état rampant à trois niveaux : celui de la communauté internationale, qui bloque les fonds financiers et assiège économiquement la Palestine ; celui d’Israël, qui continue patiemment son travail de destruction de la continuité territoriale palestinienne, le tout alimenté par des bombardements récurrents dans la bande de Gaza ; et enfin celui d’une partie du Fatah, notamment autour de Mohammad Dahlan, qui tente de renverser par une série de coups de force militaro-politique un gouvernement élu. Ce premier blocage, et ses conséquences sur le long terme, à savoir le risque d’éclatement général du tissu politique et social palestinien, représente actuellement le plus grand danger pour la conscience politique du monde arabe, eu égard à la centralité de la question palestinienne.

La seconde impasse conjoncturelle réside en Irak : si des formes de résistance se sont effectivement développées, notamment autour du mouvement islamo-nationaliste du jeune clerc chiite Muqtada as-Sadr, si nombre de jeunes sunnites se sont engagés, dans des groupes plus ou moins informels de résistance, force est de reconnaître l’extrême division des forces de résistance, qui peinent à se constituer en mouvement de libération nationale unifié, et surtout la réelle polarisation confessionnelle irakienne. L’Irak voit se développer un scénario à l’algérienne ou à la libanaise : la dynamique de guerre inter-communautaire prend un visage autonome, et des massacres en séries se développent, sans que personne ne sache vraiment qui en est responsable, et pourquoi. Et, là aussi, le scénario laïcs contre religieux ne fonctionne pas : on trouve dans le camps de la résistance et de l’unité nationale irakienne des courants religieux sunnites (comité des ulémas musulmans), chiites (as-Sadr), nassériens, communistes, nationalistes. Et on trouve dans les forces pro-gouvernementales des forces religieuses (SCIRI), séculières (Le courant Allawi), communistes (le PCI), ex-baathistes. Le développement des deaths squads du ministère de l’intérieur, à majorité chiite, et responsable de nombre de massacres, tout comme le développement de groupes djihadistes sunnites anti-chiites, viennent ajouter à l’extrême confusion de la situation politique. Maintenir l’horizon d’une résistance nationale unifiée tient, dans ses conditions, du coup de force politique, comme a tenté de le faire par le passé As-Sadr, mais rien ne dit que l’équilibre unitaire fragile qu’il a tenté de constituer avec le Comité des Ulémas musulmans ne tienne le choc en cas de guerre civile. Le propre de la guerre civile, c’est justement sa dynamique autonome, et l’effacement des repères politiques et sociaux nécessaires à une lutte contre l’occupation. La constitution d’une résistance nationale unifiée n’est pas effacée en Irak, mais elle est, en l’occurrence, considérablement retardée, alors qu’existe une profondeur stratégique pour une lutte de libération nationale.

Une libération sociale, culturelle, nationale ?

La libération ne se pense pas sous le coup de l’analogie historique, mais de la conjoncture. La conjoncture actuelle associe une série d’éléments en interaction : une offensive impériale, militaire, économique, culturelle et idéologique ; des résistances populaires spontanées, fortement attachées à un anti-impérialisme ancré dans l’histoire du siècle dernier ; des tentatives de coordination et de recompositions politiques, associant nationalistes arabes, islamistes et mouvements de gauche ; des références constantes à la question démocratique, mais aussi à un héritage et à un répertoire culturel arabe ou islamique, qui servent de références et de ressources politiques dans un cadre de déstructuration coloniale des sociétés ; des situations temporaires d’éclatement des espaces occupés, comme en Irak.

C’est cela qu’il s’agit d’interroger aujourd’hui. La nationalisation du mouvement islamique aboutira probablement à d’importantes ruptures en son sein, comme ce fut le cas historiquement, au cours des années 1920 et 1950, en Egypte notamment. La gauche et les nationalistes arabes se posent aujourd’hui un certain nombre de questions relatives à leurs échecs répétés. Le monde arabe, après la guerre du Liban, les deux guerres du Golfe, l’occupation continue de la Palestine et l’invasion de l’Irak, est un champ de bataille absolument dévasté. Il est ouvert sur de multiples possibles : le politique et la gauche sont appelés à s’y redéfinir peu à peu, à des rythmes différents et selon des modalités qui ne sont pas, et ne seront pas, identiques à celles que nous connaissons ici, en Europe. Dire tout cela n’est pas faire preuve de complaisance envers qui que ce soit : la solidarité critique exige parfois de quelque peu convertir le regard, et d’apprendre la complexité d’espaces qui nous restent encore irréductibles.

Si la question culturelle/religieuse, aujourd’hui incarnée en apparence par le mouvement islamique, ressurgit sans cesse depuis un siècle, c’est qu’elle est liée de manière organique à la question nationale et à la question sociale : être colonisé, c’est être emprisonné dans le présent des autres. C’est l’un des défis d’une gauche arabe : pour être de gauche, il ne suffira pas de tenir un discours sur le social, mais bien sur la nation, sur la culture, sur qu’est-ce qu’être arabe : question lancinante depuis un siècle, et qui est éminemment stratégique. Tenir dans un saint mépris ces problématiques, en Europe et en France, feindre de les ignorer, ne peut que contribuer à isoler, un peu plus, un monde arabe en proie à une solitude politique tragique, et à délaisser les acteurs et actrices de la résistance, enferrés dans le présent impérial.

Notes

[1Ahmad Beydoun, Le Liban. Itinéraires dans une guerre incivile. Editions Karthala, 1993, p.52.

[2Olivier Roy, "L’islamisme, nouveau panarabisme", in «  les Enjeux 2006  », Alternatives internationales, en partenariat avec le CERI, Hors-série, 3, décembre 2006.

[3Olivier Carré, L’Utopie islamique dans l’Orient arabe, Presses de la fondation nationale de sciences politiques, 1996, p.95.

[4Voir : Conférence générale arabe de soutien à la Résistance, Beyrouth, 30 mars 2006, et Déclaration à la Oumma : dix-septième session de la Conférence nationaliste arabe, Maroc, 5 au 8 mai 2006. Documents disponibles en arabe sur le site du Centre d’études pour l’unité arabe : http://www.caus.org.lb

[5Amina Howeidy, A rickety bridge  ?, al-Ahram weekly, 18-24 december 2003.

[6Ali Rahnema, «  Contextualising the pioneers of Islamic Revival  », in Pioneers of Islamic Revival, Edited by Ali Rahnema, new updated edition, Zed Books, London, 2005, p 73-74.


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    Le site de la commission nationale formation du NPA.


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