Qu’est-ce que la dialectique ?

par Sylvestre Jaffard

24 février 2011

En général, la première fois qu’un-e militant-e rencontre le mot « dialectique », l’impression qu’il s’agit d’un concept très sophistiqué domine. C’est souvent un universitaire qui l’emploie, ou bien un militant plus âgé, en général pour expliquer une idée qui semble contradictoire, difficile à comprendre, par exemple « nous ne pouvons pas changer la société par les élections, mais les révolutionnaires doivent être présents aux élections... c’est dialectique ! » ou encore « Nous sommes pour un monde sans violence, mais il faudra utiliser la violence pour y arriver... c’est dialectique ! »

On comprendra aussi que si l’explication s’arrête là, le jeune militant peut facilement en déduire que la dialectique est un concept fumeux dont l’utilité est de justifier tout et n’importe quoi...

En réalité la dialectique est une méthode de pensée, une méthode d’appréhension de la réalité qui s’impose pour pouvoir la saisir au plus près de ce qu’elle est réellement. Dans ses fondements, elle est très simple, et chacun pense de manière dialectique sans s’en apercevoir de très nombreuses fois chaque jour. De l’autre côté on peut souvent déceler dans des raisonnements qui ont pour fonction de justifier le conservatisme, la préservation du système, une pensée non-dialectique.

Principes

Tout est mouvement. C’est bien sûr vrai quand un événement survient : on construit un bâtiment, on fonde un syndicat, on démarre une grève. Mais c’est vrai aussi pour des choses qui ont l’air immobile. Le philosophe grec Héraclite disait « on ne se baigne pas deux fois dans la même rivière ». Effectivement l’eau coule tout le temps, les remous changent de forme etc. Même une maison centenaire voit des changements, des altérations de sa façade, ses poutres peuvent peu à peu pourrir, jusqu’à ce qu’un jour un mur se lézarde, puis s’affaisse. Ce qui est vrai pour une rivière ou une maison est a fortiori vrai pour un parti politique (dont les membres changent, et aussi ses orientations, son action) ou une classe sociale. Même une organisation très ancienne et très ancrée sur des dogmes comme l’église catholique change constamment, connaît des conflits parfois souterrains, parfois des crises ouvertes....

Dit comme ça, ça a l’air évident. Pourtant très souvent dans les médias, à l’école, dans des livres, il est prétendu qu’il existe un « éternel féminin », une « nature humaine » etc. Tel événement impliquant deux pays va être justifié par référence au « caractère national » des uns et des autres, souvent avec des exemples historiques lointains mais soigneusement choisis. Comme les idéologues réactionnaires sont tout de même obligés d’admettre qu’il arrive des événements, ils se rabattent sur une vision d’un « éternel recommencement » : le film du conflit social, de la grève, de la révolution, peut se dérouler, mais il ne peut se dérouler que d’une seule manière. Par exemple le stalinisme devient le résultat inéluctable de toute révolution du fait de « la nature du communisme », et il devient exclu qu’une révolution future ait un autre résultat...

Non seulement tout change, mais tout change en fonction de l’interaction des différents éléments. Voici que d’une année à l’autre la rivière change de lit : pourquoi ? Parce que la rivière a connu une crue, que cette crue a à son tour causé l’effondrement d’une digue et que cet effondrement a à son tour changé la topologie du terrain, ce qui a amené la rivière à changer de cours.
Les partis sociaux-démocrates ont connu un essor à la fin du dix-neuvième, début du vingtième siècle. En réaction les classes dominantes ont construit des stratégies de compromis et de cooptation des directions de ces partis, qui culminèrent avec leur incorporation dans les différentes « unions sacrées » durant la première guerre mondiale. Ces stratégies ont à leur tour modifié la nature interne de ces partis, en ont développé la bureaucratie, etc.

Autre exemple : mon nez s’est cassé : ­pourquoi ? Parce que j’ai insulté mon voisin, que celui-ci m’a fait un crochet du droit en réaction, et maintenant j’ai le nez cassé.

Pour chaque exemple on peut aussi analyser l’évolution en cours du point de vue opposé : le terrain qui a changé du fait de son interaction avec la rivière, les classes dominantes qui ont changé du fait de leur interaction avec les partis sociaux-démocrates, et mon voisin qui a changé d’humeur et s’est fait mal à la main du fait de notre altercation.

Là encore, tout cela semble assez évident. Pourtant il est souvent fait abstraction dans l’analyse de l’interaction avec les autres éléments : l’histoire de l’art et l’histoire politique et économique d’un pays sont enseignés comme deux choses complètement distinctes, la révolution russe est analysée sans prendre en compte le processus révolutionnaire en Hongrie ou en Allemagne ou l’agression de quatorze armées étrangères durant la guerre civile, les mouvements sociaux en Egypte et la lutte pour la libération de la Palestine sont exposés par les médias comme si ils ne s’influençaient pas l’un l’autre, etc.

Le fait que tout change tout le temps en fonction de l’interaction des différents éléments signifie d’une part que tout est formé par ce à quoi il s’oppose, et d’autre part que toute chose inclut en elle-même des contradictions. Ce sont justement ces contradictions qui l’obligent à être en mouvement constant. Ainsi la conscience de la classe ouvrière est clairement formée par sa place dans la société, par l’exploitation et l’oppression par la classe dominante – cette influence donne naissance en elle soit à des reprises des idées de la classe dominante, soit à des idées qui s’y opposent. L’opposition entre travailleurs et bourgeoisie donne de ce fait naissance à une opposition entre travailleurs eux-mêmes – par exemple entre grévistes et non-grévistes au cours d’un mouvement donné. Cette opposition peut aussi se déceler entre différentes parties de la conscience d’un seul et même travailleur. Le révolutionnaire italien Antonio Gramsci appelait ce phénomène la « conscience contradictoire » et y voyait la source du réformisme [1].

La science du mouvement

Ce dernier exemple nous permet de voir à quel point une pensée dialectique est utile aux militants révolutionnaires : si le réformisme était une donnée statique, une pensée qui viendrait directement des dirigeants réformistes et que les travailleurs acceptaient en bloc, alors il y aurait peu d’espoir de convaincre la majorité des travailleurs réformistes – et par conséquent peu d’espoir de jamais faire la révolution. Mais si le réformisme est analysé comme le résultat instable d’influences contradictoires, on comprend facilement qu’il est tout à fait possible que l’équilibre précaire qui est le sien puisse se rompre, suivant la situation de la lutte des classes et les actions des militants révolutionnaires. Il est d’ailleurs typique que le changement se fasse de manière très rapide : l’expérience du pouvoir collectif des travailleurs, de la répression étatique, le contact avec des idées révolutionnaires peuvent se conjuguer pour faire abandonner des idées réformistes qui avaient été conservées pendant des dizaines d’années.

De même dans la lutte révolutionnaire elle-même, l’analyse fine des déséquilibres et des tensions de l’appareil d’Etat et de la classe dirigeante doit permettre à chaque moment de guider une action qui précipite des réactions en chaîne qui aillent dans le sens espéré : grève générale, paralysie de l’appareil de répression, confiance accrue des travailleurs, fissures dans la classe dirigeante, passage à la révolution d’une partie de l’armée, etc. chacun des événements posant de nouveaux problèmes, à la fois de nouveaux risques et les bases d’une nouvelle avancée.


À lire

Deux textes courts et didactiques : le premier est d’Engels, le chapitre II de son petit livre Socialisme utopique et socialisme scientifique, http://www.marxists.org/francais/marx/80-utopi/utopi-2.htm. Le second est du philosophe marxiste Georges Politzer, tiré de son livre Principes élémentaires de philosophie, chapitre II : http://www.marxists.org/francais/politzer/works/principes/principes_15.htm

Notes

[1Voir Sarah Bénichou, «  Antonio Gramsci, l’hégémonie comme stratégie  », Que faire  ? ancienne formule, n° 9, http://quefaire.lautre.net/que-faire/que-faire-lcr-no09-aout-octobre/article/antonio-gramsci-l-hegemonie-comme

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