Sport : la course à l’abîme

par Chris Bambery

3 novembre 2009

Le sport moderne n’a rien à voir avec le jeu ou la jouissance du corps, nous explique Chris Bambery. Au contraire, il reflète les contraintes et l’idéologie de la société capitaliste.

Cette semaine s’ouvrent dans la capitale chinoise les Jeux Olympiques. Ils seront le phare d’un nouvel « été du sport », hyper-célébré, que nous sommes encouragés à regarder et à admirer.

Pour des millions de gens, le sport fournit une échappatoire à la réalité de la vie quotidienne, quelque chose à quoi ils peuvent s’identifier, une équipe ou un individu, dans un monde où nous sommes de plus en plus isolés.

Mais la réalité, c’est que les Jeux sont un évènement piloté par les multinationales. Le sponsoring des grandes sociétés pour les Jeux de Pékin est le double de celui de Sidney en 2000 et trois fois celui d’Athènes en 2004.

Les autorités municipales de Pékin ont été vigilantes dans leur interdiction de toute publicité qui ne concernerait pas les sponsors. Les dépenses d’affiches et de publicité extérieure ont dépassé 2,7 milliards de dollars.

McDonald’s fournira la nourriture dans les lieux officiels olympiques de Pékin, et Coca-Cola est la boisson officielle des jeux.

Pendant ce temps, un million de travailleurs migrants ont été encouragés à quitter la ville. Il n’y a là rien de nouveau.

Les Russes ont nettoyé Moscou de ses dissidents en 1980. Quatre ans plus tard, Los Angeles a débarrassé ses rues des sans-abri et les Roms de Barcelone étaient interdits dans les zones olympiques en 1992.

Lorsque des protestations se sont élevées sur le traitement du Tibet par la Chine au passage de la flamme olympique, à Paris, à Londres et ailleurs, ce fut un cri général : « Laissons la politique en dehors du sport ! ». Pourtant la politique a toujours fait partie des Jeux.

Tristement célèbre

L’exemple le plus tristement célèbre est celui des Jeux de Berlin de 1936, instrumentalisés par Adolf Hitler comme vitrine du IIIe Reich. En 1968, les dirigeants mexicains ont ordonné le massacre d’étudiants qui manifestaient à la veille de l’ouverture officielle des Jeux Olympiques.

L’Union soviétique n’a pu se voir attribuer les Jeux de 1980 qu’en menaçant de quitter le Comité International Olympique. Les États-Unis, applaudis par Margaret Thatcher, ont organisé un boycott en prenant prétexte de l’invasion russe de l’Afghanistan. Le bloc soviétique a répliqué en boycottant les Jeux de Los Angeles.

Non seulement la politique est centrale dans les Jeux Olympiques, mais elle modèle et façonne tout le sport. On voudrait nous faire croire que le sport est vieux comme le monde. En réalité, c’est un produit du capitalisme.

Pendant la plus grande partie du temps passé depuis que les êtres humains sont apparus, ils n’ont rien connu ressemblant de près ou de loin au sport moderne. Dans les sociétés d’avant la division en classes, les humains coopéraient pour s’assurer des moyens d’existence. L’exercice physique était une réalité quotidienne et non quelque chose de distinct du processus de travail.

Les Jeux Olympiques de l’Antiquité comportaient des cérémonies religieuses, avec des sacrifices, et des affrontements armés entre des « athlètes » qui représentaient la mosaïque des cités grecques en guerre. Cela n’avait rien à voir avec le sport tel que nous le connaissons.

Des activités comportant l’utilisation de ballons ont été pratiquées au Japon et en Chine depuis des siècles, mais c’étaient des rituels bouddhistes. Chez les indigènes américains, on jouait à la crosse pendant des jours pour s’entraîner à la guerre.

Les « jeux » de ballon de l’époque pré-industrielle, en Angleterre ou en France, étaient des espèces de mêlées, comme la soule, habituellement destinées à renforcer les limites de la paroisse, ou d’autres, plutôt que des jeux festifs entre villages ou habitants d’une ville. Il n’y avait pas de distinction entre les joueurs et les spectateurs, et il n’y avait pas de règles et pas d’arbitres.

Il n’y a pas de connexion directe évidente entre ces « rencontres » et des jeux modernes comme le football et le rugby.

Le football, qui a la prétention d’être le sport le plus populaire au monde, s’est développé comme jeu en Grande-Bretagne dans la deuxième moitié du 19e siècle.

C’est le congé du samedi après-midi qui a ouvert la voie au sport populaire. Un quart des clubs, dans les quatre grandes ligues actuelles, ont été fondés par des églises, qui étaient soucieuses d’être présentes dans les nouvelles zones urbaines ouvrières.

Les industriels ont été prompts à promouvoir le sport. L’équipe Arsenal a été recrutée parmi des ouvriers des Arsenaux Royaux de Woolwich. Il y a d’autres clubs qui ont leur origine dans des équipes de lieux de travail, comme West Ham (Thames Iron Works), Manchester United (Lancashire & Yorkshire Railway) et Southampton (chantiers navals Woolston), alors que Sheffield Cutlers est devenu Sheffield United.

Le règlement du lieu de travail se reflétait sur le terrain de football. Les durées des rencontres étaient établies rigoureusement, et mesurées avec des instruments de plus en plus sophistiqués.

La division du travail dans les jeux d’équipe exigeait des dispositions spécifiques et des compétences particulières - et non générales. Les gagnants et les perdants étaient désignés sans ambiguïté, de façon absolue, et des notions hiérarchiques étaient intégrées au sport.

La concurrence est centrale dans le capitalisme et affecte tous les champs de l’activité humaine, s’introduisant dans l’amour, le jeu et tous les rapports sociaux. Elle caractérise le sport.

Le sport sans la compétition serait une contradiction dans les termes. Le sport institue une tyrannie sur l’effort humain par des machines, le chronomètre, et des règles arbitraires.

Sous le capitalisme, le sport consiste à essayer d’être le premier, de battre un adversaire ou de faire mieux que les autres en établissant un nouveau record. L’entraînement représente les travaux forcés du sport, et il est de plus en plus inhumain.

Les sportifs et les femmes sont présentés comme libres et égaux. Selon cette idée, ils s’opposent dans l’égalité et ne sont donc classés qu’en fonction de leur performance.

Le héros de cette idéologie est l’homme ou la femme « qui s’est fait tout(e) seul(e) », qui a progressé sur la base de son mérite et par ses propres efforts. La leçon est que chacun peut arriver au sommet. La réalité est en fait bien différente.

Les adolescents qui deviennent footballeurs professionnels ne sont pas nécessairement les joueurs « les meilleurs » ou les plus talentueux.

Ce sont souvent ceux qui sont le plus préparés à accepter la discipline stricte et l’entraînement intensif qui sont exigés d’eux et qui ce faisant endommagent leur corps en le déformant. L’utilisation de drogues devient monnaie courante car les athlètes s’efforcent d’aller au-delà des limites physiques naturelles.

L’activité physique s’est détachée du jeu et du plaisir d’exercer son corps. Il n’y aura pas de « jeu » aux Jeux Olympiques. Personne n’est là pour jouer, mais pour se mesurer et gagner.

Le nationalisme est central dans le sport, et il sera présent aux Jeux Olympiques comme il l’était au Mondial de foot. Le sport a été utilisé comme un outil par l’impérialisme.

Le marxiste trinidadien CLR James a montré comment le cricket était utilisé dans les Antilles britanniques pour répandre des idées qui étaient centrales pour le maintien du pouvoir colonial.

Militaire

En Allemagne, la gymnastique s’est développée comme une tentative consciente de former des jeunes gens pour le service militaire. Les Jeux Olympiques modernes ont été inventés par le baron Pierre de Coubertin, qui pensait que la pratique du sport était essentielle pour gagner les guerres.

Le sport est vendu comme un moyen d’échapper aux tensions de la vie et beaucoup de gens ordinaires le voient ainsi. Nous pouvons examiner le rôle des « loisirs » sous le capitalisme, en opposition avec la réalité du travail.

Nous vivons dans une société dans laquelle nous devons vendre notre force de travail pour pouvoir vivre. Le travail devient une chose qui domine nos existences, sur laquelle nous n’avons aucun contrôle et qui crée très peu, ou pas du tout, de sentiment d’accomplissement.

Dans ce contexte, le temps de travail est très fortement séparé du temps ’libre’ et en opposition à celui-ci. Nous donnons une valeur énorme au temps que nous passons hors du travail. Mais le temps ’libre’ n’est pas libre - il est soumis au marché, et déterminé par lui.

Comme dit le marxiste américain Harry Braverman, « L’emploi du temps passé en dehors du travail devient lui aussi soumis au marché, qui développe à un degré énorme les amusements passifs, les distractions et les spectacles qui conviennent à l’environnement restreint de la ville et qui sont proposés comme substituts à la vie elle-même  ».

Grand capital

Dès lors qu’ils deviennent le moyen d’occuper toutes les heures du temps « libre », ces amusements sont distribués à profusion par des institutions du grand capital qui ont transformé tout moyen de distraction en un processus de production destiné à l’accumulation du capital.

Il ajoute : « Le capital est tellement entreprenant que même là où un effort est fait par un groupe ou un autre pour trouver un accès à la nature, au sport ou à l’art par l’activité personnelle et l’initiative d’amateurs, ces activités sont rapidement incorporées au marché dans toute la mesure du possible. »

Le sport tel que nous le concevons aujourd’hui est un produit du capitalisme, et il est modelé par tous les préjugés et les restrictions qui existent en général dans la société. Ce n’est pas un développement naturel.

Dans un monde dans lequel nous contrôlerions nos vies et serions en harmonie avec notre environnement, nous serions heureux de nager dans la mer ou d’escalader une montagne, autant que de lire un livre, de construire une maison ou de faire pousser des plantes. L’activité physique serait ainsi libérée des contraintes de la compétition.

L’émancipation humaine ne sera pas l’œuvre de 22 personnes sous les yeux de 50 000 spectateurs, plus les millions de ceux qui les regardent à la télévision. Elle ne sera pas non plus le fait d’hommes et de femmes plongeant dans une piscine pour essayer d’aller plus vite que les autres, ou que le chronomètre.

La récréation physique et le jeu ont comme objet la jouissance de notre corps, de la compagnie des autres et de l’environnement. Le sport, non.

Le sport a comme objet la concurrence et l’obéissance à des règles arbitraires – une préparation idéale au processus de la production capitaliste.

P.-S.

Traduit de l’anglais par JM Guerlin.

Voir en ligne : Traduction de « Sport’s race to the bottom », Socialist Worker n°2113, 9 août 2008

Partagez

Contact

Liens

  • npa2009.org

    Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).

  • contretemps.eu

    Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.

  • inprecor

    Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.

  • isj.org.uk

    International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.

  • lcr-lagauche.be

    Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.

  • marxists.org

    Base de données de référence pour les textes marxistes.

  • npa-formation.org

    Le site de la commission nationale formation du NPA.


Site propulsé par SPIP | Plan du site | RSS | Espace privé