Les racines de la révolte

par Eamonn McCann

23 juin 2010

Le 5 octobre 1968, une marche pour les droits civiques apparemment sans importance défilait dans les rues de Derry. La manifestation, dirigée par un petit nombre de socialistes et de républicains, fut l’étincelle qui devait mettre le feu aux poudres en Irlande du Nord. Vingt ans plus tard, Eamonn McCann, un des dirigeants de la marche, analyse les débuts de la lutte et ses conséquences.

Traduction : JM Guerlin

À l’approche de la marche du 5 octobre, la pensée socialiste n’était pas aussi forte qu’on l’a parfois prétendu. Il est exact que la plupart de ceux qui étaient engagés dans l’organisation locale du défilé étaient des socialistes d’une espèce ou d’une autre. Mais les idées politiques étaient vagues et il n’y avait pas d’organisation socialiste cohérente.

C’est très clair lorsqu’on examine le rôle du Parti travailliste de Derry.

C’était la cellule locale du lourd et respectable Northern Ireland Labour Party (NILP), le parti travailliste d’Irlande du Nord : son nom officiel était le Londonderry Labour Party (LLP). Il avait une centaine de membres ’inscrits’.

Le LLP avait fait impression lors des élections de 1967 au gouvernement local, dans lesquelles il était opposé à la fois aux catholiques de South Ward et à la majorité protestante de North et Waterside Ward, et où il avait réussi à faire presque 30 % des voix sans obtenir un seul siège.

Son approche consistait à attaquer à la fois les Unionistes et les nationalistes pour leurs disputes sectaires, qui, c’était là l’argument développé, étaient contraires aux intérêts généraux de Derry.

Ces idées mitigées cohabitaient difficilement avec l’agitation sur la question du logement, qui commençait à descendre dans la rue au début de 1968, et dans laquelle des membres plus jeunes et plus à gauche du parti furent rapidement impliqués. De plus, le fait que des Républicains fussent également engagés inquiétait à la fois la direction locale du parti et la hiérarchie du NILP à Belfast.

À Derry, un certain nombre de membres modérés importants s’en allèrent. En conséquence, la gauche prit l’ascendant suffisamment tôt pour engager le parti dans la marche d’octobre, mais ce comportement de gauche était basé sur un militantisme radical et non sur un ensemble d’idées socialistes claires.

En même temps, des développements se produisaient dans le Mouvement Républicain local. Le moral des républicains avait été entamé par les résultats désastreux des élections de 1966 à la Chambre des Communes (à peine 2 000 voix dans une circonscription comptant plus de 25 000 électeurs catholiques). La commémoration du Soulèvement de Pâques en 1967 avait attiré 37 personnes (en comptant la tribune et deux agents de la Special Branch) à une réunion à Little Diamond. Les réunions des membres attiraient près d’une douzaine de personnes. L’IRA (Irish Republican Army) était moribonde.

Une poignée de jeunes membres se saisit avidement de la nouvelle ligne proposée par des dirigeants de Dublin tels que Cathal Goulding et Sean Garland, qui mettaient davantage l’accent sur les questions économiques et les libertés civiques que sur la vieille question de la partition. Au début de 1968 ils se réunirent avec des militants du logement, des gens de gauche individuels et des membres du Labour Party pour former le Comité d’Action du Logement de Derry, qui devait se mettre à l’avant-garde d’une campagne comportant des occupations et des réunions de rue. Un certain nombre de vieux Républicains désapprouvèrent cette démarche, prétendant qu’elle mettait au second plan la question nationale.

Et donc vers le milieu de 1968 un groupe qui avait peut-être une trentaine de membres fonctionnait de façon informelle, dénonçant des problèmes de discrimination et de pauvreté, ainsi que l’incapacité des vieux partis sectaires à proposer le moindre remède. Les protestations de rue, les interventions dans les évènements officiels, etc., ne servaient pas seulement à affaiblir les Unionistes mais aussi à alarmer le Parti Nationaliste, dont la direction et sa politique anti-Unioniste était menacée. De plus, cela perturbait aussi certains des éléments des partis auxquels appartenaient les manifestants.

C’est ce groupe de militants qui organisa la marche des droits civiques du 5 octobre. L’exécutif, basé à Belfast, de l’Association des Droits Civiques (Civil Rights Association - CRA), soucieuse de présenter une image respectable, demanda au conseiller nationaliste James Doherty et à John Hume, un directeur d’usine local, de signer la notification officielle de la marche à la RUC, la police d’Irlande du Nord. Mais aucun des deux ne voulut s’associer à l’aventure.
La marche fut interdite le 3 octobre par le ministre des affaires intérieures d’Irlande du Nord, William Craig. Cela provoqua une colère à Derry, y compris parmi ceux qui n’étaient pas favorables à la marche.

Le Labour Party se réunit ce soir là et décida de défier l’interdiction - un facteur qui contribua à contraindre la CRA, qui était très réticente, à ne pas reculer.

La RUC coinça la marche entre deux lignes de policiers dans Duke Street et lança une charge massive. Beaucoup de blessés furent arrosés dans leur fuite par des canons à eau. Les hommes de la RUC hurlaient des insultes à la « racaille des Fénians » (« fucking Fenian [1] scum ») en les matraquant.

Des reportages et des images des violences policières firent scandale à Dublin et à Londres aussi bien que plus près de chez nous. En quelques heures, le Bogside s’était soulevé sous l’effet de la colère. Mais le lendemain matin les six groupes organisateurs les plus importants se voyaient crédités à Derry d’un rôle essentiel dans le changement le plus important depuis des décennies.

Quatre jours après la marche, le 9 octobre, une nouvelle organisation fut constituée lors d’une réunion à l’Hôtel de ville. C’était le Comité d’Action Citoyen (Citizens’ Action Committee, CAC), qui comptait quinze membres, parmi lesquels le directeur d’usine Ivan Cooper, président, John Hume, vice-président, et le bookmaker millionnaire Michael Canavan, trésorier.

Le premier acte du CAC fut d’annuler la manifestation que les organisateurs du 5 octobre avaient annoncée pour le samedi suivant.

Le CAC représentait la prise en main de l’activité des droits civiques de la ville par la bourgeoisie catholique.

La raison pour laquelle elle avait si bien réussi à se placer à la tête d’un mouvement qu’elle n’avait rien fait pour construire était que beaucoup de militants de gauche qui avaient été impliqués avant le 5 octobre acceptèrent sa prise de contrôle, et un certain nombre de ces militants qui avaient joué un rôle important se retrouvèrent sans responsabilités dans le CAC.

Ce n’était pas une ’trahison’. En fait, il n’y avait pas d’alternative plausible. Les ’organisateurs originaux’ n’étaient membres d’aucun groupe qui aurait pu élaborer une attitude commune vis-à-vis de l’intervention du CAC. C’était donc le ’bon sens’ que d’essayer d’œuvrer ’de l’intérieur’ dans l’espoir de manipuler ou de dénoncer les droitiers comme Hume, Canavan, Doherty, etc. Mais leur ’entrisme’ n’avait même pas de base organisée. Ils étaient donc individuellement piégés dans le CAC, et mis en avant pour fournir une image de gauche lorsque Hume et consorts le jugeaient tactiquement approprié.

Le CAC organisa un certain nombre de manifestations étroitement contrôlées. Le parfum politique de celles-ci apparut clairement lors d’une marche défilant le 2 novembre sur le parcours du 5 octobre, et dans laquelle seuls les 15 membres du CAC manifestaient, en rangs par trois, pendant que les masses alignées sur les trottoirs applaudissaient !

Une quinzaine plus tard, environ 15 000 personnes se rassemblèrent derrière la bannière du CAC pour défiler illégalement sur le même trajet. Cette fois, le CAC avait négocié à l’avance avec la RUC, et quatre membres du CAC devaient franchir ’symboliquement’ un cordon de police. L’accord était que le service d’ordre du CAC faisait en sorte que les autres manifestants ne bougeraient pas, en échange de quoi on permettrait à quatre ’symboles’ un moment de belligérance simulée.

Pour montrer à quel point la direction du CAC était malhonnête, et la gauche naïve, les deux militants de gauche qui étaient du nombre des quatre n’ont découvert l’accord que des années plus tard.

Le mot d’ordre du CAC était l’unité ’anti-Unioniste’. Tous ceux qui insistaient sur la nécessité de débattre au sein du camp anti-Unioniste était dénoncés comme ’saboteurs’. Cela signifiait qu’il ne pouvait y avoir de rupture claire avec le Parti Nationaliste, pas de remise en cause du pouvoir social de l’église catholique, et pas de critiques contre le gouvernement de Lynbch Fianna Fail à Dublin.

Du fait de cette politique, ’l’unité anti-Unioniste’ était un euphémisme pour désigner l’unité catholique. Et comme la gauche n’avait pas rompu avec le CAC, il était clair dans l’esprit du public qu’elle était l’aile la plus extrême et la plus bruyante d’un mouvement essentiellement catholique, Hume et ceux qui devaient plus tard former le Social Democratic and Labour Party (SDLP) comme la direction modérée du même mouvement.

L’une des erreurs commises par la gauche était sa sous-estimation de la profondeur de la division sectaire. En partie, elle prenait ses désirs pour des réalités. Face à cela il y avait une abondance de signes que les haines religieuses reculaient. Le premier ministre d’Irlande du Nord, Terence O’Neill, était sans doute un réformateur stupide et peu convaincant, mais au moins il y avait là un Unioniste qui disait que la discrimination était mauvaise, ce qui était nouveau.
Taoiseach Lemass (le premier ministre du Sud) visita O’Neill à Stormont, le bâtiment du parlement d’Irlande du Nord, en janvier 1965. On parlait beaucoup de la rencontre des ’deux traditions’. Le slogan à la mode était : ’réconciliation’. Le Parti Nationaliste accepta de devenir l’opposition officielle à Stormont.
Dans cette atmosphère générale, il semblait raisonnable d’interpréter les modestes avances qui étaient faites par des politiciens de gauche comme partie intégrante d’un processus profond et inexorable qu’il était du devoir des socialistes de pousser plus loin et d’accélérer.

L’argument général était que puisque leur camp - les conservateurs Verts et Orange, au Nord et au Sud - tendant à se rassembler, le nôtre - travailleurs catholiques et protestants, au Nord et au Sud - devait s’unir contre eux dans un réalignement enfin positionné sur une ligne de classe.

Il était dès lors implicite que la question nationale ne devait et ne pouvait pas surgir à nouveau en termes nettement traditionnels, pour ou contre la partition.
Ceci ignorait à quel point les travailleurs catholiques continuaient, raisonnablement, à se considérer comme membres d’une communauté opprimée plutôt que comme section d’une classe exploitée.

La situation à Derry souligna clairement ce point. La révision des listes électorales de 1966 mit en évidence 14.125 électeurs catholiques et 1.474 protestants dans la huitième circonscription de South Ward ; 4.380 protestants et 3.173 catholiques dans la huitième de North Ward ; et 2.804 protestants et 1.420 catholiques dans la quatrième de Waterside Ward.

En chiffres ronds, en comptant de façon sectaire par têtes, 20.192 catholiques pouvaient espérer avoir 8 conseillers alors que 10.274 protestants pouvaient en avoir 12. Les résultats du Labour en 1967 montrèrent que les électeurs ne pensaient nullement en ces termes, mais même alors, il était clair que les catholiques étaient traités avec un mépris officiel.

Et dans la mesure où le pouvoir gouvernemental local était brutalement sectaire dans l’allocation des logements et des emplois (il n’y avait pas un seul catholique employé Guildhall de Derry), il ne s’agissait pas de la part des catholiques d’un vague sentiment d’être exclu de la vie civique, mais d’une dure situation réelle.
De plus, des forces idéologiques puissantes soudaient les catholiques en une communauté. L’église catholique n’est pas seulement un ensemble de croyances, mais une institution brillamment organisée qui s’insinue dans presque tous les domaines de la vie de ’son’ peuple, lui fournissant un sentiment identitaire.

Après le 5 octobre, ces facteurs jouaient pour que les catholiques réagissent en tant que communauté. Il y avait eu, bien sûr, des syndicalistes, des membres du parti travailliste et des étudiants protestants qui avaient participé à la marche.
Mais lorsque les manifestants refluèrent vers le Bogside, ensanglantés par les matraquages et trempés par les canons à eau, et que les premières barricades maladroites furent jetées au travers de Rossville Street, un schéma de comportement fut établi en exacte conformité avec les formes traditionnelles de la lutte en Irlande du Nord.

Dans cette situation, nous, socialistes, même si nous avions eu des organisations cohésives et des idées claires, ce qui n’était pas le cas, aurions été confrontés à d’extraordinaires difficultés pour essayer de défendre une politique de classe plutôt qu’une solidarité communautaire.

La difficulté majeure que nous affrontions en proclamant que les travailleurs catholiques devaient se tourner vers le mouvement ouvrier était que ce dernier s’était tenu à l’écart des revendications des catholiques. Dans son livre Have the Trade Unions Failed the North ? (Est-ce que les syndicats ont trahi le Nord ?), l’historien travailliste Andy Boyd fournit une vision des effets dévastateurs de cette attitude, en particulier sur des questions qui impliquaient les intérêts vitaux de l’Etat de l’Irlande du Nord.

Par exemple, Boyd estime que le Comité du Nord du Congrès Irlandais des Trade Unions (ICTU), était le seul corps syndical de son espèce en Europe à refuser de condamner les internements en 1971. De même, il n’a jamais condamné le massacre du Dimanche Rouge (Bloody Sunday) - qui comptait six syndicalistes parmi les 14 morts.

On peut trouver des preuves de la façon dont il fonctionnait à Derry au niveau local à la fin des années 1960 en consultant les archives du Conseil des Métiers de Derry (Derry Trades Council). Le Conseil avait soutenu la campagne de 1965 en faveur d’une seconde université à Derry, avait ajouté sa voix, vers la même époque, à des revendications en faveur du développement de Derry plutôt que pour la construction d’une ville nouvelle à Craigavon, protesté contre la fermeture d’une ligne de chemin de fer de la ville, etc.

C’était là des campagnes parfaitement respectables qui avaient le soutien des églises, de la plupart des hommes d’affaires et, particulièrement en ce qui concernait l’université, y compris d’une section du Parti Unioniste local.
Cette perspective ’de bon sens’ - un appel à toutes les sections de la société de Derry à s’unir pour le bien de Derry - était la base du programme du Parti Travailliste local dans le vote corporatif de 1967.

L’échec de cette campagne contribua à alimenter la frustration qui déferla dans la rue en 1968. A ce stade, l’incompétence et l’inutilité du Trades Council fut mise en évidence.

En harmonie avec sa modération et son rejet des questions et des actions ’divisantes’, le Conseil rejeta brusquement toutes les demandes de soutien venues de la gauche. En juin 1968, il refusa même de recevoir une délégation du Comité d’Action du Logement. ’Une telle réunion ne servirait à rien’, déclara-t-il. Le mois suivant, une lettre des Clubs Républicains demandant au Conseil de protester contre leur exclusion fut ’prise en considération’. En août, le Conseil vota pour ne pas protester contre les inculpations pour trouble à l’ordre public dont des activistes du Comité d’Action du Logement de Derry étaient l’objet. Invité par les organisateurs locaux à se prononcer en faveur de la marche du 5 octobre, le Conseil vota que la participation devait être ’laissée à l’initiative des syndicalistes individuels’.

Cette tendance devait se poursuivre. Après les internements de 1971, le Conseil tint une réunion spéciale qui faisait écho à la ligne du Comité du Nord en ’ne prenant pas parti’. Aucune motion ne fut votée.

Le lendemain du Dimanche Rouge, alors que six syndicalistes étaient allongés à la morgue de l’hôpital Altnagelvin, le conseil exprima sa sympathie aux parents des victimes, sans rien dire des circonstances de leur mort.

Dans le Bogside, où des jeunes hommes et femmes se jetaient sur les policiers avec des pierres, la suggestion selon laquelle nous devions nous ’tourner vers le mouvement ouvrier organisé’ provoqua de compréhensibles ricanements.
Certaines des théories ’marxistes’ à la mode dans les années soixante ne furent pas elles-mêmes d’une grande utilité. Dans tout l’Occident, la longue période de prospérité d’après guerre avait encouragé beaucoup à se détourner de la classe ouvrière, lui préférant les groupes opprimés - les Noirs, les femmes, les masses du tiers monde, etc. - pour fournir la dynamique d’une révolution qui libérerait l’humanité. Cette tendance était particulièrement marquée dans les milieux étudiants. Elle joua un rôle important dans l’élaboration de la stratégie du groupe People’s Democracy (PD) qui s’était créé en réponse aux violences policières lors de la manifestation du 5 octobre.

Le groupe PD s’est vu depuis reprocher par la droite et la gauche réformiste d’avoir délibérément provoqué le sectarisme. Il est nécessaire de dire que la direction de PD faisait partie des éléments anti-sectaires les plus déterminés de l’époque. Les catholiques d’Irlande du Nord étaient un groupe opprimé et lorsqu’ils descendirent dans la rue pour lutter contre leur oppression ils avaient droit au soutien total de ceux qui disaient combattre l’oppression sectaire.
Ce dont manquait le PD, et ceux d’entre nous à Derry qui lui étions de plus en plus associés dans l’esprit du public, était une analyse politique mettant la classe ouvrière au centre de la lutte contre l’oppression.

Dans les premiers stades de son existence, PD était à peine une organisation. En harmonie avec l’esprit gauchiste des étudiants des années soixante, son unité de base était l’assemblée générale. Tous les présents pouvaient voter. Si l’assemblée suivante attirait une audience différente, celle-ci pouvait annuler les décisions précédentes.

Une telle organisation ne peut se maintenir que sur la base d’une activité permanente. Et, presque par définition, elle ne peut formuler aucune stratégie consistante, encore moins parvenir à une analyse collectivement partagée.
Comme PD n’avait virtuellement aucune structure, n’importe quelle assemblée pouvait se proclamer, n’importe où, le groupe ’PD’ local. En même temps que des manifestations et des rassemblements se répandaient dans les zones ouvrières catholiques d’Irlande du Nord dans les semaines suivant le 5 octobre, PD émergea comme l’opposition militante à l’Association des Droits Civiques.

À Derry le CAC remplissait à peu près le rôle du CRA, cependant que notre propre groupe de gauche sans structure était l’équivalent de PD.

Mais sur le plan organisationnel et politique les marques n’étaient pas clairement délimitées.

L’heure de gloire de PD a été la période de la ’marche de Burntollet’ de Belfast à Derry du 1 au 4 juillet 1969, à laquelle se joignit la gauche de Derry. Le CRA, le CAC, le Parti Nationaliste et l’église catholique étaient contre la marche, voulant ’donner du temps à O’Neill’ pour tenir ses promesses de novembre et décembre.
La marche était conçue sur le modèle de celle de Martin Luther King à Montgomery, dans le Mississipi, en 1965. Il avait été décidé dès le départ que quelles que soient les provocations il n’y aurait pas de représailles. La marche fut attaquée sur tout le chemin à travers le Nord par de gros contingents de Loyalistes qui utilisaient ouvertement des matraques et des bâtons cloutés. Des 80 marcheurs du départ, seul un quart arriva à Derry indemne.

À Burntollet Bridge, le dernier jour, une force importante de Loyalistes dirigée par des BSpecials qui n’étaient pas en service, identifiés par des brassards, lança une attaque massive qui dispersa les marcheurs à travers champs et dans la rivière. Les contingents de la RUC qui accompagnaient se joignirent à l’attaque. Des nouvelles de ces évènements s’étant répandues à Derry huit kilomètres plus loin, des centaines de personnes arrivèrent en voiture ou dans des autocars de louage pour escorter ceux qui continuaient à avancer en désordre.

Plus tard dans la nuit, d’importants groupes de policiers envahirent le Bogside, beaucoup d’entre eux en état d’ébriété, frappant les gens, cognant aux portes, brisant les fenêtres avec des matraques et braillant des chansons sectaires. Ces faits ont été attestés dans le rapport de l’enquête présidée par Lord Justice Cameron.

L’émotion des catholiques scandalisés par les exactions de Burntollet accrut le prestige et l’audience de PD dans les groupes anti-Unionistes. C’est ce que reflétèrent les résultats des élections générales du 24 février à Stormont, organisées par O’Neill dans un effort futile pour raffermir le centre Unioniste aux dépens de son extrême droite.

PD présenta huit candidats et obtint 25 000 voix, réalisant une moyenne d’un tiers des suffrages lorsqu’ils étaient opposés à des nationalistes conservateurs, et recueillant la plus grande partie des voix catholiques lorsqu’ils étaient seuls face à des Unionistes. A Foyle, à Derry, le Parti Travailliste qui me présentait comme candidat réalisa 12% contre Hume, qui gagna haut la main, et le dirigeant du Parti Nationaliste Eddie McAteer.

C’était à l’évidence un succès pour les socialistes, mais il n’est pas certain que c’en était un pour le socialisme.

Les socialistes avaient émergé comme les combattants les plus résolus contre le sectarisme Unioniste. Mais vu la nature spontanée de la principale expression organisationnelle des socialistes - PD - et l’absence d’idées claires, cet activisme était tout autant le reflet d’une opposition viscérale à l’Etat d’Irlande du Nord qu’un engagement pour une solution socialiste.

Les implications de cet état de choses devinrent plus claires le moins suivant lorsque le député Unioniste de Mid-Ulster Westminster mourut. C’était une circonscription très incertaine, essentiellement rurale, avec une courte majorité catholique, et il y eut immédiatement un appel à une candidature ’unitaire’ et à ce que le vote ne soit pas ’divisé’. Bernadette Devlin fut désignée comme candidate lors d’une convention ’unitaire’, battant l’escroc opportuniste Currie et un certain nombre de concurrents modérés.

Elle recueillit finalement 30 000 voix et remporta en avril une victoire qui devait rester dans les annales. Dans son discours de victoire, elle disait avec une naïveté typique et charmante : ’Il n’y a peut-être pas 30 000 socialistes dans cette circonscription, mais elle a malgré tout une députée socialiste’, ce qui exprimait parfaitement la nature indéfinissable des ’progrès’ de la gauche.

Les évènements se succédèrent en spirale jusqu’à l’entrée des troupes britanniques en août 1969, la gauche continuant à fonctionner comme l’élément militant d’un mouvement des droits civiques qui se donnait pour but d’obtenir la pleine citoyenneté pour les catholiques d’Irlande du Nord. De plus en plus, le contenu de la discussion entre Hume et le CRA, d’une part, et PD et la gauche de Derry, de l’autre, se limitait à soupeser la sagesse et l’efficacité des stratégies proposées pour parvenir à cet objectif.

Notre stratégie, se positionnant dans l’urgence et orientée vers la rue, exprimée dans les termes d’une rhétorique révolutionnaire, était en harmonie avec les sentiments de nombreux jeunes travailleurs des ghettos catholiques. Mais c’était tout. Nous ne les recrutions pas pour la politique socialiste. En fait, nous n’avions rien à leur proposer.

Dans l’année suivant l’élection de février 1969, PD avait pratiquement disparu des zones où elle avait fait de bons résultats, comme à Fermanagh, South Derry et South Down. Après tout, les ’PD’ locaux étaient à peine des organisations. Et en même temps que l’activisme étudiant reculait, ce qu’il tend toujours à faire, la base principale de Queen’s University connaissait une érosion continue.
À Derry, le Labour Party était entré dans un processus de désintégration lente. L’élément de patronat libéral qui était présent en 1967 s’était éclipsé depuis longtemps.

À Foyle, un certain nombre de syndicalistes de droite quittèrent pour soutenir Hume. Et en même temps que le parti renouvelait ses effectifs avec des recrues plus jeunes, beaucoup de ces derniers furent bientôt beaucoup plus séduits, pour aller de l’avant, par la lutte de guérilla des Républicains que par l’action de masse de la classe ouvrière.

Sans organisation politiquement ferme, et sans orientation claire vers la classe ouvrière, la gauche du mouvement des droits civiques avait surfé sur la vague des évènements. Elle était dès lors tout à fait incapable de s’opposer à la direction que prenait le flot, qui nous emporta avec lui.

Cela ne revient pas à dire que si nous avions été des révolutionnaires aguerris, œuvrant avec une conscience claire à la construction d’un parti socialiste authentiquement révolutionnaire, les choses se seraient passées très différemment.

L’enracinement du sectarisme, le point auquel des gens comme les habitants du Bogside pensent en termes communautaires plutôt que de classe, le fait que les politiques même modérément de gauche avaient été de tous temps anathémisées par l’élite catholique, tout cela aurait constitué, même pour des marxistes consistants, un obstacle gigantesque.

Si nous avions été capables de nous présenter au mouvement ouvrier organisé - essentiellement les syndicats et le Parti Travailliste - avec un certificat de combat acharné pour mettre fin à l’oppression des catholiques, il nous aurait été possible de désigner la classe ouvrière comme la force qui avait le pouvoir de remédier aux maux que nous dénoncions.

Mais ce ne fut pas le cas. La seule possibilité réaliste que nous avions, et dont nous ne nous sommes pas saisis, était de recruter assez rapidement dans les masses en colère de la jeunesse ouvrière que nous avions contribué à faire descendre dans la rue, et peut-être inaugurer l’année 1969 avec une organisation socialiste forte de quelques centaines de membres.

La tâche de construire une telle organisation demeure à l’ordre du jour.

Voir en ligne : Paru dans Socialist Review n°114, Novembre 1988, pp.17-21

Notes

[1fenian (mouvement) - Société secrète révolutionnaire irlandaise qui tenait son nom des Fiana, défenseurs légendaires de l’Irlande épique. Fondée aux États-Unis en 1858, elle avait pour but d’obtenir l’indépendance irlandaise et se répandit dans de nombreux pays, puis en Irlande. Ses entreprises échouèrent, la police ayant arrêté ses chefs (1865), mais son esprit lui survécut et anima le mouvement Sinn Fein.*

*Sinn fein (en gaélique ’nous seuls’) - Mouvement irlandais nationaliste et républicain fondé par A. Griffith en 1902 pour lutter, d’abord par la résistance passive, contre la présence britannique. Après le Home Rule (1912) et l’agitation de 1914, James Connolly, représentant une tendance plus extrémiste, remplaça Griffith à la tête du mouvement. Après la révolte de Pâques 1916, le parti, sous la direction de De Valera, combattit les troupes britanniques par les armes (1919-1920). Après la signature du traité de Londres (1921), le Sinn Fein se divisa. Les modérés se regroupèrent au sein de la ligue des Gaëls de Griffith et de Cosgrave, tandis que De Valera et les partisans de la poursuite de la lutte armée fondaient le Fianna Fail en 1926. Le Sinn Fein connut alors une longue éclipse, puis devint au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale la branche politique de l’Ira**, réclamant le rattachement de l’Ulster à la république d’Irlande. En 1970 il se scinda comme l’Ira en ’officiels’ marxistes qui formèrent le Workers’ Party en 1982, et en ’provisoires’ privilégiant la lutte nationaliste et militaire, et qui à partir de 1981 conservèrent seuls le nom de Sinn Fein tout en soutenant l’action de l’Ira. Engagé dans la vie politique et reconnu comme un parti légal au Nord comme au Sud, le Sinn Fein présente des candidats à chaque élection et a entamé des pourparlers de paix avec les autorités britanniques en décembre 1994.

**IRA (Irish Republican Army) - Organisation nationaliste irlandaise qui mène la lutte pour l’unité et l’indépendance de l’Irlande. Née en 1919 dans la guérilla qui aboutit à la création de la République indépendante de l’Eire (Irlande du Sud), elle reprit en 1919 la lutte en Irlande du Nord (Ulster). L’action de l’IRA prit le plus souvent la forme d’attentats contre les troupes et les autorités britanniques. Une scission s’est produite en 1969 au sein de l’IRA, mais les deux tendances collaborent de nouveau de puis 1972. Les Officials, proches du Sinn Fein, d’orientation marxiste, prônent la solidarité entre catholiques et protestants, donnant la priorité à la réforme sociale pour la création d’une république des travailleurs des 32 comtés. Les Provisionals ou Provos accordent la priorité à la lutte armée pour la réunification immédiate des deux Irlandes. Cependant, après 25 ans de conflit, l’IRA a annoncé en 1994 une ’complète cessation de la violence’ afin de permettre au Sinn Fein d’ouvrir des négociations avec Londres au sujet de l’avenir de l’Ulster.


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