Le taux de profit et le monde d’aujourd’hui

par Chris Harman

22 avril 2010

La « tendance à la baisse du taux de profit » est un des éléments les plus controversés du legs intellectuel de Karl Marx. [1] Il la considérait comme une de ses contributions les plus importantes à l’analyse du système capitaliste, l’appelant, dans ses premiers cahiers pour le Capital (maintenant publiés sous le nom de Grundrisse), « de tous points la loi la plus importante de l’économie politique moderne ». [2] Mais elle a été soumise à la critique dès la publication du volume trois du Capital en 1894.

Les premières critiques dans les années 1890 sont venues des adversaires du Marxisme, comme le philosophe libéral italien Benedetto Croce et l’économiste néoclassique allemand Eugen von Böhm-Bawerk. Mais elles ont été acceptées depuis par beaucoup de marxistes - de Paul Sweezy dans les années 1940 à Gérard Duménil et Robert Brenner aujourd’hui.

La question était importante et le reste. La théorie de Marx mène à la conclusion qu’il y a un défaut fondamental, non réformable dans le capitalisme. Le taux de profit est la clef pour que les capitalistes soient capables de réaliser leur objectif d’accumulation. Mais plus il y a d’accumulation, plus il est difficile pour eux de faire un bénéfice suffisant pour le maintenir : « le taux d’auto-expansion de capitalisme, ou le taux de profit, étant l’aiguillon de la production capitaliste, (...) sa baisse (…) apparaît comme une menace pour le processus de production capitaliste ». [3]

Cela témoigne du « caractère historique, passager, du mode capitaliste » et de la façon dont « à un moment donné il doit forcément se trouver en conflit avec les conditions mêmes de son développement. ». [4]

Marx et ses critiques

La ligne de base d’argumentation de Marx était assez simple. Chaque capitaliste individuel (ou de temps en temps individuelle) peut augmenter sa compétitivité propre par l’augmentation de la productivité de ses ouvriers. La façon de le faire est d’utiliser une quantité plus grande de « moyens de production » - des outils, des machines etc. - pour chaque ouvrier. Il y a une croissance de la proportion de la mesure physique des moyens de production par rapport au montant de la force de travail employée, un ratio que Marx a appelé « la composition technique du capital ».

Mais une croissance de la mesure physique des moyens de production sera aussi une croissance de l’investissement nécessaire pour les acheter. Donc celui-ci grandira aussi plus rapidement que l’investissement dans la main-d’œuvre. Pour utiliser la terminologie de Marx, « le capital constant » augmente plus rapidement que « le capital variable ». La croissance de cette proportion, qu’il appelle la « composition organique de capital » [5], est un corollaire logique de l’accumulation du capital.

Il reste que la seule source de valeur pour le système dans son ensemble est le travail. Si l’investissement croît plus rapidement que la main-d’œuvre, il doit aussi augmenter plus rapidement que la valeur créée par les ouvriers, qui est à l’origine des bénéfices. Bref, l’investissement en capital grandit plus rapidement que la source de profit. En conséquence, il y aura une pression à la baisse du ratio des bénéfices sur l’investissement - « le taux de profit ».

Chaque capitaliste doit s’efforcer d’accroître la productivité afin de conserver son avance sur ses concurrents. Mais ce qui semble avantageux au capitaliste individuel est désastreux pour la classe capitaliste dans son ensemble. Chaque fois que la productivité augmente il y a une baisse de la quantité moyenne de travail dans l’économie dans son ensemble nécessaire pour produire une marchandise (ce que Marx a appelé « le travail socialement nécessaire ») et c’est ceci qui détermine ce que les autres personnes seront finalement prêtes à payer pour ce bien. Ainsi aujourd’hui nous pouvons voir une baisse continuelle dans le prix de biens comme es ordinateurs ou les lecteurs de DVD produits dans des industries où de nouvelles technologies causent une augmentation plus rapide de la productivité.

Les arguments contre Marx

Trois arguments ont été avancés maintes et maintes fois contre Marx.

Le premier est qu’il n’y a aucune raison pour que le nouvel investissement prenne une forme « intensive en capital » plutôt que « intensive en travail ». S’il y a de la force de travail inutilisée disponible dans le système, il semble n’y avoir aucune raison pour que les capitalistes investissent dans des machines plutôt que dans la force de travail. Il y a une réponse théorique à cet argument. Les capitalistes sont conduits à chercher des innovations technologiques qui les maintiennent en avance sur leurs rivaux. Certaines de ces innovations utilisant des techniques qui ne sont pas à forte intensité capitalistique peuvent être disponibles. Mais il y en aura d’autres qui exigent plus de moyens de production - et le capitaliste couronné de succès sera celui dont les investissements lui permettent d’accéder à ces deux sortes d’innovation.

Il y a aussi une réponse empirique. L’investissement en termes matériels a en fait augmenté plus rapidement que la main-d’œuvre. Ainsi, par exemple, le stock net de capital par personne employé aux États-Unis a augmenté de 2 à 3 % par an de 1948 à 1973. [6] En Chine aujourd’hui une grande partie de l’investissement est « intensif en capital », avec une croissance de la main-d’œuvre salariée de seulement environ 1 % par an, malgré les énormes bassins de main-d’œuvre rurale.

La deuxième objection à l’argument de Marx est qu’une productivité accrue réduit le coût nécessaire pour fournir aux salariés leur niveau de vie existant (« la valeur de leur force de travail »). Les capitalistes peuvent donc maintenir leur taux de profit en prenant une part plus grande de la valeur créée.

Il est facile de répondre à cette objection. Marx lui-même a reconnu que des hausses de la productivité qui réduisent la proportion de la journée de travail nécessaire aux ouvriers pour couvrir le coût de leur propre niveau de vie pourraient constituer un « facteur antagoniste » à sa loi. Les capitalistes pourraient alors prendre possession d’une part plus grande du travail de leurs salariés comme profits (via un « taux d’exploitation » accru) sans nécessairement baisser les salaires réels. Mais il y avait une limite à l’étendue du fonctionnement de cette influence contraire. Si les salariés travaillaient quatre heures par jour pour couvrir les dépenses nécessaires à leur maintien en vie, cette durée pouvait être baissée d’une heure pour obtenir trois heures par jour. Mais elle ne pourrait pas être baissé de cinq heures pour obtenir moins une heure par jour. En revanche, il n’y avait aucune limite à la transformation du travail passé des salariés en des accumulations toujours plus grandes de moyens de production. L’exploitation accrue, en augmentant le bénéfice allant au capital, augmentait le potentiel d’accumulation future. Une autre façon de présenter la question est d’examiner ce qui arrive avec un hypothétique « taux maximal d’exploitation », quand les ouvriers travaillent pour rien. On peut montrer qu’en fin de compte même cela n’est pas suffisant pour arrêter une baisse du ratio du profit sur l’investissement.

L’objection finale est le « théorème d’Okishio ». Des changements de la technique seule, énonce-t-il, ne peuvent pas produire une baisse du taux de profit, puisque les capitalistes introduiront une nouvelle technique seulement si elle augmente leurs profits. Mais une hausse du taux de profit d’un capitaliste doit augmenter le bénéfice moyen de la classe capitaliste entière. Ou comme Ian Steedman l’a exprimé, « les forces de la concurrence mèneront à cette sélection des méthodes de production industrie par industrie qui produisent le taux uniforme de profit le plus haut possible dans l‘économie ». [7] La conclusion qui en est tirée est que seule l’augmentation des salaires réels ou l’intensification de la concurrence internationale peuvent réduire les taux de profit.

Ce qui manque dans de nombreuses présentations de cet argument, c’est la reconnaissance du fait que le premier capitaliste à adopter une technique obtient un avantage compétitif sur ses pairs, ce qui lui permet de gagner des profits supplémentaires, mais que ce bénéfice supplémentaire disparaît une fois que la technique est généralisée. Ce que le capitaliste obtient en termes d’argent quand il vend ses marchandises dépend de la quantité moyenne de travail socialement nécessaire qu’elles contiennent. S’il introduit une technique nouvelle, plus productive, mais qu’aucun autre capitaliste ne le fait, il produit des marchandises valant la même quantité de travail socialement nécessaire qu’auparavant, mais avec moins de dépense en force de travail réelle, concrète. Ses profits augmentent. [8] Mais une fois que tous les capitalistes produisant ces marchandises ont introduit ces techniques, la valeur des marchandises baisse jusqu’à ce qu’elle corresponde à la quantité moyenne de travail nécessaire pour les produire en utilisant les nouvelles techniques. [9]

Okishio et ses disciples utilisent le contre-argument que n’importe quelle hausse de la productivité suite à l’utilisation de plus de moyens de production causera une baisse du prix de sa production, réduisant ainsi les prix partout dans l’économie - et ainsi le coût des moyens de production. Cette baisse du prix de l’investissement, disent-ils, augmentera le taux de profit.

À première vue l’argument semble convaincant - et les équations simultanées utilisées dans la présentation mathématique du théorème ont convaincu beaucoup d’économistes marxistes. Cependant, il est faux. Il repose sur une séquence d’étapes logiques qui n’existent pas dans le monde réel. L’investissement dans un processus de production a lieu à un moment donné. La baisse du prix d’un nouvel investissement suite à l’amélioration des techniques de production arrive plus tard dans le temps. Les deux éléments ne sont pas simultanés. [10] C’est une erreur idiote d’appliquer des équations simultanées à des processus ayant lieu au cours du temps.

Un vieux proverbe dit : « On ne peut pas construire la maison d’aujourd’hui avec les briques de demain ». Le fait que l’augmentation de la productivité permette de réduire le coût d’obtention d’une machine dans un an ne réduit pas la somme que le capitaliste doit dépenser pour l’obtenir aujourd’hui.

L’investissement capitaliste implique l’utilisation du même capital constant fixe (machines et bâtiments) pour plusieurs cycles de production. Le fait qu’un investissement coûterait moins cher après le deuxième, troisième ou quatrième cycle de production ne change pas le coût de cet investissement avant le premier cycle. La baisse de la valeur de leur capital déjà investi ne rend certainement pas la vie plus facile pour les capitalistes. Pour survivre dans l’affaire ils doivent récupérer, avec un bénéfice, le coût complet de leurs investissements passés et si l’avance technologique a signifié que ces investissements valent maintenant, disons, la moitié de précédemment, ils doivent payer de leurs profits bruts pour amortir cette somme. Ce qu’ils ont gagné par ici ils l’ont perdu par là, et la « dépréciation » du capital due à l’obsolescence leur cause autant de migraines qu’une chute directe du taux de profit.

Les implications de la théorie de Marx vont loin. Le succès même de l’accumulation capitaliste crée des problèmes pour l’accumulation ultérieure. Le résultat inévitable, c’est la crise, dans la mesure où les capitalistes dans les sections clefs de l’économie n’ont plus un taux de profit suffisant pour couvrir leurs investissements. Et plus l’accumulation passée s’est faite sur une grande échelle, plus profondes seront les crises.

La crise et le taux de profit

La crise, cependant, n’est pas la fin du système. Paradoxalement elle peut lui ouvrir de nouvelles perspectives. En chassant certains capitalistes des affaires elle peut permettre un rétablissement des profits pour d’autres. Les moyens de production peuvent être achetés à des prix très avantageux, les prix des matières premières reculent et le chômage force les salariés à accepter des salaires bas. La production devient de nouveau rentable et l’accumulation peut reprendre. Il y a longtemps eu une discussion parmi les économistes qui acceptent la loi de Marx sur ses implications. Certains ont soutenu que le taux de profit aura tendance à baisser sur le long terme, décennie après décennie. Il y aura non seulement des hauts et des bas à chaque cycle d’expansion-récession, mais il y aura aussi une tendance à la baisse sur le long terme, rendant chaque boom plus court que celui d’avant et chaque récession plus profonde. D’autres marxistes, en revanche, ont soutenu que la restructuration peut rétablir le taux de profit à son niveau précédent jusqu’à ce que l’augmentation de l’investissement le fasse baisser de nouveau. Selon ce point de vue, il y a un mouvement cyclique du taux de profit, ponctué par des crises intenses de restructuration, mais pas un inévitable déclin à long terme. Ainsi la loi de Marx devrait être appelé « la loi de la tendance à la baisse du taux de profit et ses facteurs antagonistes ». [11]

Il y a eu des périodes dans l’histoire du système au cours desquelles les crises se sont débarrassées du capital non rentable à une échelle suffisante pour arrêter un déclin à long terme des taux de profit. Il y avait, par exemple, un déclin des taux de profit vers le début de la révolution industrielle, allant de très hauts taux pour les pionniers de l’industrie du coton dans les années 1770 et 1780 à des taux beaucoup plus bas dans la première décennie du 19e siècle. [12] Cela amena Adam Smith et David Ricardo à concevoir la baisse des taux de profit comme étant inévitable (Smith les imputant à la concurrence et Ricardo aux rendements décroissants de la production physique dans l’agriculture). Mais les taux de profit semblent s’être restaurés substantiellement par la suite. Robert C Allen écrit qu’ils étaient deux fois plus hauts en 1840 qu’en 1800. [13] Ses chiffres (s’ils sont corrects) sont compatibles avec la théorie de la « restructuration restaurant le taux de profit », puisqu’il y a eu trois crises économiques entre 1810 et 1840, 3 300 sociétés faisant faillite au cours de la seule année 1826. [14]

Si les crises neutralisent toujours ainsi la chute du taux de profit, Marx a eu tort de penser que sa loi sonnait le glas du capitalisme, puisque le système a survécu aux crises récurrentes au cours des 180 dernières années.

Mais ceux qui utilisent cet argument supposent que la restructuration peut toujours avoir lieu d’une telle façon qu’elle nuise à quelques capitaux, mais pas à d’autres. Michael Kidron a mis en question cette affirmation dans les années 1970 d’une manière très importante. Il se basait sur la compréhension que le développement du capitalisme n’est pas simplement cyclique, mais implique aussi une transformation à travers le temps - il vieillit. [15]

La concentration et la centralisation du capital

Le processus par lequel certains capitaux croissent aux dépens des autres - ce que Marx appelle la « concentration et centralisation » du capital - mène en fin de compte à ce que certains très grands capitaux jouant un rôle prédominant dans des parties particulières du système. Leurs opérations deviennent entremêlées avec celles des autres capitaux, grands et petits, autour d’eux. Si les très grands capitaux font faillite, ils perturbent le fonctionnement des autres - détruisant leurs marchés, et interrompant leurs sources de matières premières et de composants. Cela peut entraîner des sociétés auparavant rentables dans la faillite avec des entreprises non rentables dans un écroulement cumulatif qui peut créer un « trou noir » économique au cœur du système.

C’est ce qui a commencé à arriver au cours de la grande crise de l’entre-deux-guerres. Au lieu que les faillites de quelques sociétés permettent la fin de la crise au bout de deux ou trois ans, elles ont approfondi son impact. En conséquence, partout les capitaux se sont tournés vers les Etats pour les protéger. Malgré leurs différences politiques, c’était ce qui était commun au New Deal aux États-Unis, à la période nazie en Allemagne, aux régimes populistes naissants en Amérique latine ou à l’acceptation finale que l’économie orthodoxe passait par une intervention keynésienne de l’État en Grande-Bretagne pendant la guerre. Une telle interdépendance des États et des grands capitaux était la norme dans tout le système au cours des trois premières décennies après la Deuxième Guerre mondiale, un arrangement qui a été appelée « capitalisme d’état » (mon terme préféré), « capitalisme organisé » ou encore « Fordisme ». [16]

L’intervention de l’État a toujours eu une double répercussion. Elle a empêché les premiers symptômes de crise de se développer jusqu’à un effondrement complet. Mais elle a aussi entravé la capacité de certains capitaux de rétablir leurs taux de profit aux dépens des autres.

Ceci n’était pas un grand problème au cours des premières décennies qui suivirent 1945, car l’impact combiné de la récession de l’entre-deux-guerres et de la deuxième guerre mondiale avait déjà causé une destruction massive de capital ancien (selon certaines estimations un tiers du total). L’accumulation a pu reprendre avec des taux de profit plus hauts que dans la période d’avant-guerre et ces taux ont à peine décliné, ou l’ont fait lentement. [17] Le capitalisme pouvait connaître ce qui est maintenant souvent appelé son « âge d’or ». [18]

Mais quand les taux de profit ont vraiment commencé à baisser dans les années 1960 et suivantes le système s’est trouvé pris entre le danger de « trous noirs » et celui de ne pas restructurer suffisamment pour rétablir ces taux. Le système ne pouvait pas se permettre de risquer une restructuration en laissant les crises le déchirer. Les états sont intervenus pour parer la menace de grandes faillites. Mais en faisant cela ils ont empêché une restructuration suffisante du système pour surmonter les pressions qui avaient causé le risque de faillite. Le système, ainsi que Kidron l’écrivait dans un éditorial de cette revue, était « sclérosé ». [19]

Ainsi que je l’ai écrit dans cette revue en 1982 :

L’intervention de l’état pour atténuer la crise peut seulement la prolonger indéfiniment. Cela ne signifie pas que l’économie mondiale est condamnée à simplement décliner. Une tendance générale à la stagnation peut toujours être accompagnée par des petits sursauts d’expansion, avec des augmentations petites mais provisoires de l’emploi. Cependant, chaque petit sursaut ne fait qu’aggraver les problèmes du système dans son ensemble et aboutit à une nouvelle stagnation générale et à une dévastation extrême de parties spécifiques du système.

Je défendais l’idée que la faillite de « deux ou trois pays avancés » pourrait « fournir au système l’occasion d’un nouveau cycle d’accumulation », mais que ceux qui dirigent les autres parties du système feraient de leur mieux pour éviter une telle faillite, de peur qu’elle ne démolisse d’autres économies et les banques, ce qui mènerait à « l’effondrement progressif d’autres capitaux ». Ma conclusion était que «  la phase présente de crise va probablement continuer longtemps - jusqu’à ce qu’elle soit résolue soit en plongeant une grand partie du monde dans la barbarie soit en étant suivie d’une succession de révolutions ouvrières ». [20]

Le constat empirique

Comment l’observation empirique du taux de profit pendant les 30 dernières années passés éclaire-t-elle ces différentes questions ? Et quelles sont les implications pour aujourd’hui ?

Il y a eu un certain nombre de tentatives de calcul des tendances à long terme du taux de profit. Les résultats ne sont pas toujours entièrement compatibles les uns avec les autres, dans la mesure où il y a différentes façons de mesurer l’investissement dans le capital fixe et où les informations sur les profits fournies par les sociétés et les gouvernements sont soumises à d’énormes altérations (les sociétés feront souvent de leur mieux pour minimiser les profits quand elles s’adressent aux gouvernements pour des raisons fiscales et aux ouvriers pour justifier les bas salaires ; elles exagèrent aussi souvent leurs profits quand elles s’adressent aux actionnaires, pour augmenter leurs évaluations en Bourse et leur capacité d’emprunt). Néanmoins, Fred Moseley, Thomas Michl, Anwar Shaikh et Ertugrul Ahmet Tonak, Gérard Duménil et Dominique Lévy, Ufuk Tutan et Al Campbell, Robert Brenner, Edwin N Wolff et Piruz Alemi et Duncan K Foley [21] ont tous suivi les pas de Joseph Gillman et Shane Mage qui ont réalisé des études empiriques des tendances du taux de profit dans les années 60.

Un certain modèle apparaît, que l’on voit dans des graphiques fournis par Duménil et Lévy (schéma 1) pour le secteur économique entier aux Etats-Unis et par Brenner (schéma 2) pour l’industrie aux Etats-Unis, en Allemagne et au Japon.

Schéma 1 : Taux de profit US prenant en compte (—) et sans (- ) l’impact des relations financières [22]

Il y a un accord général pour dire que les taux de profit ont chuté de la fin des années 1960 jusqu’au début des années 1980. Il y a aussi un accord sur le fait que les taux de profit se sont partiellement rétablis après le début des années 1980, mais avec des interruptions à la fin des années 1980 et la fin des années 1990. Il y a aussi un important accord selon lequel la chute allant du milieu des années 1970 au début des années 1980 n’était pas le résultat des augmentations de salaire, puisque c’était une période au cours de laquelle les salaires réels américains ont commencé un déclin qui n’a été que partiellement inversé à la fin des années 1990.

Michl [23],Moseley, Shaikh et Tonak et Wolff [24] concluent tous que l’augmentation du ratio du capital sur le travail était un élément dans la réduction des taux de profit. Cette conclusion est une réfutation empirique de la position d’Okishio. Les investissements «  intensifs en capital » par des capitalistes visant à augmenter leur compétitivité individuelle et leur rentabilité ont eu pour effet de causer la baisse de la rentabilité dans l’ensemble de l’économie. La théorie de base de Marx est validée.

Schéma 2 : Taux de profit nets industriels aux USA, en Allemagne et au Japon [25]

Les taux de profit se sont rétablis à partir environ de 1982 - mais seulement d’environ la moitié du déclin qui avait eu lieu dans la période précédente. Selon Wolff, le taux de profit a chuté de 5,4 % entre 1966 et 1979 et a ensuite « rebondi » de 3,6 % entre 1979 et 1997 ; Fred Moseley calcule qu’il a « récupéré… seulement environ 40 % du déclin précédent » [26] ; Duménil et Lévy que « le taux de profit en 1997 » était « toujours seulement la moitié de sa valeur de 1948, et entre 60 et 75 % de sa valeur moyenne durant la décennie 1956-65  » [27].

Explications

Pourquoi les taux de profit se sont-ils rétablis ? Un facteur important est l’augmentation du taux d’exploitation partout dans l’économie, comme indiqué par la part croissante allant au « capital » plutôt qu’au « travail » dans la production nationale : Moseley a montré une hausse du « taux de plus-value de 1,71 en 1975 à 2,22 dans 1987 » [28].

Il y a eu, cependant, également un ralentissement dans la croissance du ratio de l’investissement sur les salariés (la « composition organique de capital »), au moins jusqu’au milieu des années 1990. Un changement important a eu lieu dans le système à partir de 1980 environ - des crises commencent à impliquer des faillites de grande échelle pour la première fois depuis les années de l’entre-deux-guerres :

Pendant la période de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’aux années 1970, la faillite n’était pas un sujet majeur dans les actualités. À l’exception des chemins de fer, il n’y avait pas beaucoup d’échecs économiques notables aux Etats-Unis. Pendant les années 1970, il y a eu seulement deux faillites d’entreprise importantes, la Penn Central Transportation Corporation en 1970 et la W T Grant Company en 1975.

Mais :

Pendant les années 1980 et au début des années 90 des chiffres records de dépôts de bilan, de tous les types, ont été recensés. Beaucoup de sociétés connues ont déposé leur bilan (…) Parmi elles LTV, Easter Airlines, Texaco, Continental Airlines, Allied Stores, Federated Department Stores, Greyhound, R H Macy et Pan Am… Maxwell Communication et Olympia & York. [29]

Le même scénario s’est répété sur une échelle plus grande pendant la crise de 2001-2002. Par exemple, l’effondrement d’Enron était, comme Joseph Stiglitz l’écrit, « la plus grande faillite d’entreprise jamais vue - jusqu’à celle de WorldCom » [30].

Ce n’était pas seulement un phénomène américain. C’était une caractéristique de la Grande-Bretagne au début des années 1990 avec des faillites comme celles de Maxwell Empire et Olympia & York l’ont montré, et, bien que la Grande-Bretagne ait évité une vraie récession en 2001-2002, deux sociétés auparavant dominantes, Marconi/GEC et Rover, ont dégringolé, aussi bien que les résultats de sociétés dotcom et de nouvelles technologies récemment établies. Le même phénomène commençait à être visible en Europe continentale, avec une caractéristique additionnelle en Allemagne où la plupart des grandes entreprises de l’ancienne Allemagne de l’Est ont fait faillite ou ont été vendues à des prix très avantageux aux sociétés allemandes de l’ouest [31], et ensuite en Asie avec la crise de 1997-1998. S’ajoutait à cela la faillite d’états entiers - notamment l’URSS, avec un PIB qui avait valu à une époque un tiers ou même la moitié de celui des États-Unis. La plus grande partie de la gauche s’accrochait à la croyance confuse qu’il s’agissait d’états « socialistes ». Cela a empêché beaucoup de commentateurs de comprendre que ces états se sont effondrés parce que le taux de profit n’était plus assez élevé pour couvrir leur coût d’équipement face à la concurrence internationale [32]. Cela les a aussi empêchés d’analyser l’impact que l’anéantissement de ces quantités énormes de capital a eu sur le système mondial [33].

Pendant ces décennies a eu lieu un processus récurrent de « restructuration par la crise » à une échelle internationale. Cependant, c’était là seulement un retour limité du vieux mécanisme pour nettoyer des capitaux non rentables à l’avantage des survivants. Il y avait toujours de nombreux cas dans lesquels l’état est intervenu pour renflouer de très grandes sociétés ou faire pression sur le système bancaire pour le faire. C’est arrivé aux États-Unis avec la quasi-faillite de Chrysler en 1979-1980 [34], avec la crise de S&Ls (banques mutualistes américaines) à la fin des années 1980 et l’effondrement du gigantesque parieur sur les marchés dérivatifs Long Term Capital Management en 1998. À chaque fois la peur de l’instabilité économique, sociale et politique a empêché la crise de purger le système des capitaux non rentables. Orlando Capita Leiva explique qu’aux Etats-Unis « l’État a soutenu (…) la restructuration. En 1970 l’investissement public représentait seulement 10 % de l’investissement privé. Il est passé à 24 % en 1990 et depuis lors s’est maintenu à des niveaux presque double de ceux de 1970 » [35].

L’utilisation officielle de la rhétorique du néolibéralisme n’empêche pas la persistance d’une forte composante de capitalisme d’État dans la politique gouvernementale réelle. Ce n’est pas seulement vrai des États-Unis. Des gouvernements aussi divers que ceux des pays scandinaves et du Japon se sont hâtés de renflouer des banques dont l’écroulement aurait pu endommager le reste du système financier national - même si, en dernier ressort, cela veut dire la nationalisation [36]. Le gouvernement allemand a versé des milliards dans la partie orientale du pays récemment unifié après que les sociétés ont constaté que leurs filiales nouvellement acquises ne pouvaient pas être rentables autrement. Et les institutions financières mondiales ont réagi aux crises successives de la dette avec des arrangements qui protègent les grandes banques occidentales, malgré des plaintes occasionnelles de, par exemple, The Economist sur le fait que cela empêche le système de prendre le seul médicament qui rétablira son énergie complète.

Travail improductif et gaspillage

Moseley, Shaikh et Tonak, et Simon Mohun ont tous noté une autre caractéristique du développement le plus récent du capitalisme - mise en évidence par Kidron dans les années 1970. C’est la croissance de la partie « improductive » de l’économie.

Le courant dominant de l’économie néoclassique considère toutes les activités économiques impliquant l’achat et la vente comme « productives ». Cela découle de sa focalisation exclusive sur la façon dont les transactions ont lieu sur les marchés. Marx, comme Adam Smith et David Ricardo avant lui, avait une préoccupation plus profonde - découvrir la dynamique de la croissance capitaliste. Il a donc développé de façon plus poussée une distinction que l’on trouve chez Smith entre le travail « productif » et le travail « improductif ». Pour Marx, le travail productif était celui qui créait de la plus-value à travers l’expansion de la production. Le travail improductif consistait en ce que, plutôt qu’étendre la production, il permettait simplement de distribuer, protéger ou gaspiller ce qui était déjà produit - par exemple, le travail des domestiques, des policiers, des soldats ou des employés du secteur de la vente.

La distinction de Marx n’était pas entre la production matérielle et les « services ». Certaines choses appelées « services » ajoutent à la richesse réelle du monde. Le déplacement de choses d’où elles sont fabriquées vers où elles peuvent être consommées, comme cela est fait par certains salariés du transport, est donc productif. Jouer dans un film est de même productif dans la mesure où il rapporte un bénéfice pour un capitaliste en donnant du plaisir aux gens, et en améliorant ainsi leur niveau de vie. En revanche, jouer dans une publicité dont l’unique fonction est de vendre quelque chose de déjà produit n’est pas productif.

La catégorisation de Marx doit être affinée pour comprendre le capitalisme actuel, dans lequel des secteurs tel que l’éducation et les services de santé sont beaucoup plus importants qu’à l’époque où il écrivait. La plupart des marxistes contemporains acceptent l’idée que les parties de l’éducation qui augmentent la capacité des gens à produire des choses (par opposition au simple encadrement des enfants) sont au moins indirectement productives. Kidron est allé plus loin et a soutenu que ce qui était productif était ce qui servait l’accumulation ultérieure du capital. C’est le cas de la production de moyens de production, ainsi que de la production de biens qui maintiennent les ouvriers et leurs familles en suffisamment bon état pour être exploitables (c’est-à-dire des biens qui assurent la reproduction de leur « force de travail »). Mais la production qui fournit seulement des biens de luxe pour la classe capitaliste et leurs parasites ne doit pas être considérée comme productive, ni celle qui va dans l’armement [37].

Le travail improductif est d’une importance centrale pour le capitalisme contemporain, indépendamment de la définition exacte qu’on en donne. Fred Moseley estime que le nombre de personnes employées dans le commerce aux Etats-Unis a augmenté de 8,9 millions à 21 millions entre 1950 et 1980 et dans la finance de 1,9 millions à 5,2 millions, tandis que la main-d’œuvre productive a seulement augmenté de 28 millions à 40,3 millions [38]. Shaikh et Tonak calculent que la part du travail productif dans le travail total aux États-Unis a baissé de 57 % à 36 % entre 1948 et 1989 [39]. Simon Mohun a calculé que la part des salaires « improductifs » dans « la valeur matérielle ajoutée » aux États-Unis est passée de 35 % en 1964 à plus de 50 % en 2000 [40]. Kidron a calculé que, en utilisant sa large définition, « les trois cinquièmes du travail en réalité entrepris aux États-Unis dans les années 1970 ont été gaspillés du point de vue du capital lui-même » [41].

Moseley, Shaikh et Tonak et Kidron dans ses écrits ultérieurs [42] n’avaient pas le moindre doute là-dessus. Le fardeau du travail improductif sert de ponction sur la plus-value et le taux de profit [43]. Moseley et Shaikh et Tonak, ont calculé le taux de profit dans les secteurs « productifs » (le « taux de profit marxien ») et ont ensuite comparé leurs résultats avec ceux fournis pour l’économie dans son ensemble par des corporations et par l’institut gouvernemental américain NIPA (National Institute of Pension Administrators) [44]. Shaikh et Tonak calculent que de 1948 à 1989 « le taux marxien de profit chute de presque un tiers… Les taux moyens du NIPA encore plus rapidement, de plus de 48 % et celui des corporations est le plus rapide de tous avec plus de 57 %. On peut expliquer ces déclins plus rapides par la hausse relative de la proportion d’activités improductives par rapport aux activités productives » [45]. Moseley conclut que « dans l’économie américaine de l’après-guerre à la fin des années 1970 le taux conventionnel de profit a encore plus décliné que le taux marxien » - de 40 % plutôt que 15-20 %. Il a défendu l’idée que dans les années 1990 c’est principalement la hausse du niveau de travail improductif qui a empêché le taux de profit de se rétablir entièrement.

Pourquoi les dépenses improductives ont-elles augmenté ainsi, au point même d’étouffer des taux de profit potentiellement plus sains ? Différents facteurs sont impliqués, mais chacun d’entre eux est lui-même une réaction aux taux de profit bas (et des tentatives par des sociétés et des gouvernements pour se défendre des risques de la crise) :

  • Des capitaux consacrent des ressources plus grandes pour tenter de défendre et d’étendre des marchés de façons improductives.
  • Les investissements spéculatifs s’accumulent vague après vague alors que les capitalistes cherchent des profits faciles par la spéculation sur les marchés de capitaux, des aventures financières, des fonds de placement à risque etc.
  • Les hiérarchies d’encadrement s’étendent pour s’efforcer d’exercer une pression accrue sur ceux qui sont en bas de l’échelle – un développement typique tant dans le secteur public que dans le secteur privé aujourd’hui.
  • Pour le système, les coûts destinés à maintenir une certaine paix sociale augmentent à la fois dans le domaine des dépenses de « sécurité » et dans celui des allocations même minimes pour ceux qu’il ne peut pas employer de manière productive.
  • Des États recourent aux aventures militaires pour se débarrasser des problèmes auxquels sont confrontés des capitaux à l’intérieur de ces mêmes États.

Effets contradictoires

Un cercle vicieux est en place. Les réactions des sociétés individuelles et des Etats à la baisse du taux de profit ont pour effet de réduire encore plus les ressources disponibles pour l’ accumulation productive [46].

Mais l’effet des dépenses improductives n’est pas seulement de baisser le taux de profit. Elles peuvent aussi réduire la pression à la hausse sur la composition organique de capital. Michael Kidron a mis en avant cet aspect pour expliquer l’impact « positif » de la dépense massive en armements sur le système au cours des décennies d‘après-guerre. Il les considérait, de même que pour la consommation de biens de luxe par la classe dirigeante et ses parasites, comme ayant un aspect avantageux pour ceux qui dirigent le système - au moins pour un moment.

Le travail qui est « gaspillé », expliquait-il, ne peut pas ajouter à la pression pour que l’accumulation soit toujours plus intensive en capital. La valeur qui irait sans cela augmenter la proportion des moyens de production par rapport aux salariés est siphonnée en-dehors du système. L’accumulation est plus lente, mais elle continue à une allure stable, comme la tortue faisant la course avec le lièvre dans la fable d’Esope. Les taux de profit sont abaissés par le gaspillage, mais ne sont pas confrontés à une plongée soudaine dans les abysses du fait d’une accélération rapide du ratio capital-travail.

Cette description semble correspondre au début de la période de l’après-guerre. Les dépenses en armements - environ 13 % de la production nationale des Etats-Unis (et en comptant les dépenses indirectes, peut-être 15 %) - constituaient un détournement majeur de plus-value, qui n’allait pas contribuer à une nouvelle accumulation. C’était aussi une dépense dont la classe dirigeante américaine s’est attendue à tirer profit, en ce sens qu’elle a renforcé leur hégémonie mondiale (tant dans la confrontation avec l’URSS que pour assurer le lien entre les classes capitalistes européennes et les États-Unis) et a garanti un marché à certains secteurs productifs importants de l’économie américaine. En ce sens, les capitalistes pouvaient considérer l’armement, comme leur consommation propre de luxe, comme à leur avantage - très différent en ce sens des dépenses « improductives » qui servent à améliorer les conditions de vie des pauvres. Et si elles réduisaient le taux d’accumulation, ce n’était pas catastrophique puisque la restructuration du capital par la récession et la guerre avait déjà envoyé l’accumulation sur une trajectoire plus haute que celle des années 1930. À l’intérieur du pays, toutes les entreprises subissaient le même handicap et donc aucune ne se faisait dépasser par d’autres dans la compétition pour des marchés. Et au niveau international, dans les premières années de l’après-guerre, d’autres pays impliqués dans une concurrence économique significative avec les États-Unis (comme les vieux pouvoirs impériaux de la Grande-Bretagne et de la France) ont été handicapés par des dépenses d’armement propres relativement élevées.

Aujourd’hui les choses sont très différentes. Depuis le début des années 1960 la réémergence de concurrents économiques étrangers majeurs a créé une pression puissante sur les États-Unis pour réduire la part de la production nationale allant vers l’armement. L’augmentation des dépenses d’armement au milieu des années 1960 pendant la Guerre du Viêt-Nam et dans les années 1980 pendant la « deuxième Guerre Froide » a donné seulement un coup de fouet à court terme à l’économie des Etats-Unis avant de révéler des problèmes immenses. L’augmentation par George Bush des dépenses d’armement de 3,9 % à 4,7 % du PIB (équivalent à environ un tiers de l’investissement net privé) a exacerbé le gonflement du budget et les déficits du commerce extérieur.

L’effet de toutes ces formes de « gaspillage » est beaucoup moins avantageux pour le système dans son ensemble qu’il y a un demi-siècle. Elles peuvent toujours réduire les pressions à la baisse sur le taux profit de la composition organique de capital - celle-ci n’augmente certainement pas aussi rapidement qu’elle le ferait si toute la plus-value entrait dans l’accumulation. Mais la lenteur de l’accumulation productive et des taux de croissance à long terme est le prix que paient les pays capitalistes avancés pour cela. De là les tentatives « néolibérales » répétées des capitaux et des états pour augmenter les taux de profit en réduisant ce qu’ils payent aux salariés, aux personnes âgées, aux chômeurs et aux malades à long terme ; le recours au mécanisme du marché pour essayer de réduire les coûts de l’enseignement et de la santé ; l’insistance pour que les pays du Tiers-monde remboursent leur dette même en se saignant les veines ; et l’aventure des États-Unis pour essayer de prendre le contrôle de la deuxième plus grande source de la matière première la plus importante du monde.

On ne peut pas décrire la situation comme un état de crise permanente [47] - c’est plutôt un état de crises économiques récurrentes. Les reprises économiques des années 1980 (particulièrement au Japon) et des années 1990 (aux États-Unis) étaient plus que des « petits booms ». Les bas niveaux de rentabilité passés n’empêchent pas les capitalistes d’imaginer qu’il y a des profits miraculeux à faire dans l’avenir et d’absorber de la plus-value de partout dans le monde pour la réinjecter dans des projets visant à les obtenir. Beaucoup de ces projets sont des jeux purement spéculatifs dans des sphères improductives, comme dans le cas des bulles de l’immobilier, sur les marchés de marchandises, sur les prix des actions etc. Mais les capitalistes peuvent aussi se livrer à des fantasmes de profits à faire par le versement des ressources dans des secteurs potentiellement productifs, et créer ainsi des booms rapides qui durent plusieurs années. L’investissement aux Etats-Unis a doublé entre 1991 et 1999 [48]. Quand la bulle a éclaté on a découvert qu’un investissement immense dans des choses réelles qui ne seraient jamais rentables telles que les réseaux de télécommunication par fibres optiques avait été entrepris, le Financial Times parlant de « 1 000 milliards de dollars partis en fumée  ». [49]

Il y a eu durant cette période un certain rétablissement réel du taux de profit. Mais cela n’a pas supprimé l’« exubérance irrationnelle » qui consiste à attendre des profits spéculatifs là où ils n’existent pas. Pratiquement toutes les grandes sociétés ont délibérément gonflé leurs profits afin de faire des bénéfices spéculatifs, avec des profits revendiqués environ 50 % plus hauts que les profits réels. [50]

Il y a de nombreux signes qu’aux États-Unis (et probablement en Grande-Bretagne) nous nous approchons peut-être à présent d’une phase semblable. L’investissement aux États-Unis, après la baisse dans la dernière récession, est maintenant de retour à des niveaux comparables à la fin des années 1990. [51] Mais le rétablissement des États-Unis repose sur d’énormes déficits gouvernementaux, sur des déficits de la balance des paiements couverts par les afflux de prêts de l’étranger et sur l’endettement des consommateurs pour couvrir leurs dépenses courantes alors que la part des « revenus des salariés dans le PIB américain a baissé de 49% à 46% ». [52] C’est dans ce contexte que se développe la spéculation sous la forme des fonds de placement à risque, des marchés de produits dérivés, de la bulle de l’immobilier et, à présent, d’emprunts massifs dans le but de prendre le contrôle de très grandes sociétés (ce qui rappelle fortement l’ « invasion barbare » des junk bonds lors les prises de contrôle géantes de la fin des années 1980). Dans un tel contexte, les profits d’entreprises seront gonflés jusqu’à ce qu’ils perdent le contact avec réalité et les choses sembleront aller très bien jusqu’à ce que subitement on découvre qu’elles vont mal. Et, comme le dit le proverbe, quand les États-Unis s’enrhument, le Royaume-Uni peut facilement attraper la grippe.

Pour l’instant les taux de profit en Grande-Bretagne semblent être hauts. Selon un calcul ils ont atteint 15,5 % pour toutes les sociétés privées non financières au quatrième trimestre de 2006 - le chiffre le plus haut depuis 1969. Sous le New Labour la part des profits dans le PIB a atteint un record de presque 27 %. [53] Mais les chiffres des taux de profits moyens auront été poussés à la hausse par les forts profits actuels sur le pétrole et le gaz de la Mer du Nord. Et les calculs de profits faits par des sociétés britanniques ne sont pas les mêmes que les profits faits en Grande-Bretagne, étant donné la très grande dépendance de grandes sociétés envers leurs activités à l’étranger (plus que dans tout autre grand pays capitaliste avancé). La rentabilité du « secteur des services » est élevée. Cependant, la rentabilité dans le secteur industriel, très diminué mais toujours important, a chuté d’environ 15 % en 1998 à environ 10 % aujourd’hui. Comme aux États-Unis, il y a aujourd’hui beaucoup de zélateurs du capitalisme qui craignent que les années de vaches grasses soient sur le point de se terminer comme elles s’étaient terminées en fin de compte dans les années 1970, les années 1980 et les années 1990.

Il existe même des doutes au sujet d’une partie du système mondial où se font des investissements productifs immenses : la Chine. Certains commentateurs voient ce pays comme le salut du système dans son ensemble. Le capital chinois a été capable de réinvestir beaucoup plus de plus-value - plus de 40 % de la production nationale - qu’aux États-Unis, en Europe ou même au Japon. Il a été capable d’exploiter davantage ses ouvriers et il n’a pas jusqu’ici été retenu par les niveaux de dépenses improductives qui caractérisent les pays capitalistes avancés (bien que l’actuel boom immobilier se caractérise par une prolifération de gratte-ciel de bureaux, d’hôtels et de centres commerciaux). Tout cela lui a permis de devenir un concurrent majeur des pays capitalistes avancés pour les marchés à l’exportation d’un grand nombre de produits. Mais ses très hauts niveaux d’investissement ont d’ores et déjà un impact sur la rentabilité. Une tentative récente d’appliquer les catégories marxistes à l’économie chinoise calcule que ses taux de profit ont baissé de 40 % en 1984 à 32 % en 2002, tandis que la composition du capital a augmenté de 50 %. [54] Certains observateurs occidentaux sont convaincus que la rentabilité de certaines grandes sociétés chinoises est très basse, mais que cela est caché par la pression sur les grandes banques d’Etat pour continuer leur expansion. [55]

Il est facile, mais sans intérêt, de spéculer sur ce qui va suivre. Les contours généraux du système sont déchiffrables, mais les facteurs individuels innombrables qui déterminent comment ceux-ci se traduisent dans la réalité sur une période de quelques mois ou même quelques années ne le sont pas. Ce qui importe c’est de reconnaître que le système a seulement été capable de survivre - et même, de façon intermittente, de croître assez vite durant les trois décennies passées - à cause de ses crises récurrentes, de la pression accrue sur les conditions de vie des salariés et des vastes montants de plus-value potentiellement investissables qui sont détournés vers le gaspillage. Il n’a pas été capable de revenir à l’« âge d’or » et il ne pourra pas le faire. Il n’est certes pas en crise permanente, mais il est dans une phase de crises répétées dont il ne peut pas s’échapper et celles-ci seront nécessairement politiques et sociales autant qu’économiques.

Voir en ligne : Traduit de l’anglais, texte original paru dans International Socialism n°115, été 2007)

Notes

[1Cet article se base sur des recherches en vue de la rédaction d’un livre sur le capitalisme du 21e siècle. Je serais heureux de recevoir des suggestions ainsi que des critiques constructive. Contactez moi par e-mail : chrisharman@swp.org.uk .

[2Marx, Grundrisse.

[3Marx, Capital III, XV, 1 (traduction de la citation révisée d’après l’original, NdT).

[4Marx, Capital III, XV, 1.] Cela montrait que «  c’est le capital lui-même qui fixe une borne à la production capitaliste  ».[[Marx, Capital III, XV, 2.

[5La composition organique du capital a été décrite de manière algébrique par Marx au moyen de la formule c/v, avec c = capital constant, et v=capital variable.

[6Peter Clarke, "Issues in the Analysis of Capital Formation and Productivity Growth", Brookings Papers on Economic Activity, volume 1979, number 2. p 427. Voir également les commentaires de M N Bailey, pp 433-436. Pour un graphique qui montre la montée du ratio capital/travail sur le long terme, voir Duménil et Lévy, The Economics of the Profit Rate (Edward Elgar,1993), p274.

[7Ian Steedman, Marx After Sraffa (Verso, 1985), p.64. Comparer aussi avec pp 128-129.

[8Pour le raisonnement de Marx avec un exemple numérique voir Marx, Capital I, XII.

[9Pour un développement sur cette question, avec un exemple numérique simple, voir Chris Harman, Explaining the Crisis : A Marxist Reappraisal (Bookmarks, 1984) pp 29-30.

[10Robin Murray avait répondu ceci à une tentative d’Andrew Glyn d’utilisation d’un «  corn model  » pour démontrer l’invalidité de la baisse du taux de profit (Robin Murray, CSE Bulletin, printemps 1973), et fut repris par Ben Fine et Lawrence Harris dans leur Rereading Capital (1979). Cet argument est maintenant central parmi ceux avancés par l’ «   interprétation temporelle à système unique  » d’Alan Freeman et Andrew Kliman. Voir, par exemple Alan Freeman et Guglielmo Carchedi (eds), Marx and Non-equilibrium Economics (Edgar Elgar, 1996) et Andrew Kliman, Reclaiming Marx’s Capital : A Refutation of the Myth of Inconsistency (Lexington, 2007).

[11Fine and Harris, op.cit., p 64. Cette conception est acceptée également par Andrew Kliman, op. cit. pp 30-31.

[12Voir chiffres dans C Knick Harley, Cotton Textiles and the Industrial Revolution Competing Models and Evidence of Prices and Profits, Department of Economics, University of text Ontario, May 2001.

[13Robert C Allen, 2005, Capital Accumulation, Technological Change, and the Distribution of Income during the British Industrial Revolution, Department of Economics, Oxford University.

[14Maurice Flamant et Jeanne Singer-Kérel, Modern Economic Crises (Barrie and Jenkins, 1970), p 18.

[15D’où la description par Kidron du capitalisme contemporain comme un «  capitalisme vieillissant  », plutôt que le terme «  capitalisme du troisième âge  » popularisé par Ernest Mandel.

[16Ce dernier terme est trompeur, car il met en équation des méthodes d’exploitation pour la production de masse, l’augmentation de la consommation et l’intervention de l’Etat dans l’industrie, comme si quelqu’un avait décidé de faire les trois  ; plutôt que la logique de la concentration et de la centralisation à l’œuvre. Le terme «  post-fordisme  » sème encore plus la confusion, car des méthodes de production de masse continuent d’exister dans de nombreux secteurs de l’économie, et on trouve partout une interaction complexe entre les États et les capitaux.

[17Différentes mesures du taux de profit donnent des images légèrement différentes pendant cette période.

[18Michael Kidron en attribua la cause au rôle des dépenses d’armement dans ses deux livres, Le Capitalisme Occidental depuis la Guerre (Stock, 1969) et Capitalism and Theory (Pluto, 1974), une analyse que j’ai adoptée dans mon livre Explaining the Crisis : A Marxist Reappraisal (Bookmarks, 1984). Je reviens sur cette question dans la suite de l’article.

[19Michael Kidron, «  The Wall Street Seizure  », International Socialism n°44, première série (Juillet-Août 1970).

[20Chris Harman, «  Arms, State Capitalism and the General Form of the Current Crisis  », International Socialism n°26 (printemps 1982), p 83. Cet article a été reproduit, avec des changements de détail, dans le chapitre trois de Explaining the Crisis : A Marxist Reappraisal.

[21Piruz Alemi et Duncan K Foley, 1997, The Circuit of Capital, US Manufacturing and Non-financial Corporate Business Sectors, 1947-1993, manuscrit, Septembre 1997.

[22Gérard Duménil et Dominique Lévy, 2005, The Real and Financial Components of Profitability, p.11.

[23Thomas R Michl, 1988, «  Why Is the Rate of Profit Still Falling  ?  », The Jerome Levy Economics Institute Working Paper numéro 7 (Septembre 1988).

[24Edwin N Wolff, 2003, «  What’s Behind the Rise in Profitability in the US in the 1980s and 1990s  ?  », Cambridge Journal of Economics, volume 27, number 4.

[25Robert Brenner, 2006, The Economics of Global Turbulence (Verso), p. 7.

[26Fred Moseley, 1991, The Falling Rate of Profit in the Post War United States Economy (Macmillan).

[27Gérard Duménil et Dominique Lévy, 2005, The Profit Rate : Where and How Much Did it Fall  ? Did It Recover  ? (USA 1948-1997).

[29Kerry A Mastroianni (ed), 2006, The 2006 Bankruptcy Yearbook & Almanac, chapitre 11, www.bankruptcydata.com/Ch11History.htm

[30Joseph Stiglitz, 2004, Quand le capitalisme perd la tête (LGF).

[31Gareth Dale, 2004, Between State Capitalism and Globalisation (Peter Lang), p.327.

[32Voir Chris Harman, «  1977, Poland : Crisis of State Capitalism  », International Socialism 93 et 94, première série (Novembre/Decembre 1976, Janvier 1977) et «  The Storm Breaks  », International Socialism 46 (printemps 1990).

[33Il a fallu des commentaires répétés de la part de Ken Muller pour que je commence à y considérer cette question dans toutes ses implications.

[34«  Dans un rare appel émotionnel à la Chambre des Représentants, le Président Tip O’neill rendit la Chambre silencieuse quand il rappela les jours sombres de la Grande Dépression, et alerta que ne pas sauver Chrysler entraînerait suffisamment de licenciements pour déclencher une nouvelle dépression. Il a déclaré "Nous ne pourrons pas nous en sortir pendant dix ans"  » Time magazine, 31 Decembre 1989.

[35Orlando Capito Leiva, 2007, «  The World Economy and the US at the Beginning of the 21st Century  », Latin American Perspectives, vol 134, no 1, p. 12.

[37Voir le chapitre «  Waste US : 1970 in Michael Kidron, 1974  », Capitalism and Theory (Pluto). Voir aussi mon point de vue sur cette question in Chris Harman, 1984, Explaining the Crisis : A Marxist Reappraisal (Bookmarks).

[38Fred Moseley, 1997, The Rate of Profit and the Future of Capitalism p. 126. Il fait une erreur qui entraîne une sous-estimation de la quantité de travail productif et improductif en excluant le secteur public de l’économie capitaliste, voir p. 35.

[39Anwar Shaikh et Ertugrul Ahmet Tonak, 1994, Measuring the Wealth of Nations (Cambridge University Press), p. 110.

[40Simon Mohun, 2006, «  Distributive Shares in the US Economy, 1964-2001  », Cambridge Journal of Economics, volume 30, numéro 3.

[41Michael Kidron, Capitalism and Theory (Pluto, 1974), p. 56.

[42Michael Kidron, «  Failing Growth and Rampant Costs : Two Ghosts in the Machine of Modern Capitalism  », International Socialism 96 (hiver 2002).

[43Cependant, Duménil et Lévy n’acceptent pas la thèse suivant laquelle les dépenses improductives font nécessairement baisser le taux de profit. Ils expliquent que les dépenses improductives peuvent aider le taux de profit par l’impact d’une supervision accrue de la productivité par l’encadrement. Ils écrivent que cela explique l’élévation du taux de profit qui a eu lieu entre les années 1920 et la fin des années 1940. Leur argument est mauvais à deux titres. La cause la plus évidente de cette élévation était la destruction de capital lors de la récession et de la guerre. Et une productivité accrue ne peut pas augmenter par elle-même le taux de profit, car son effet, une fois qu’elle existe dans tout le système, est d’abaisser le travail socialement nécessaire pour produire chaque unité de production, et donc d’en diminuer la valeur. Leur position découle de leur inversion de la relation que Marx a découvert entre la productivité et la valeur, ce qui signifie de fait un abandon de la théorie de la valeur par la négation de la possibilité d’utiliser les valeurs comme base pour les prix. Voir ma critique de leur livre Crise et Sortie de Crise. Ordre et désordres néolibéraux : «  Half-explaining the Crisis  » , International Socialism 108 (automne 2005).

[44Fred Moseley, 1991, The Falling Rate of Profit in the Post War United States Economy (Macmillan), p.104.

[45Anwar Shaikh et Ertugrul Ahmet Tonak, 1994, Measuring the Wealth of Nations (Cambridge University Press), p.124.

[46Un défaut de l’analyse de Moseley est qu’il ne voit pas cela, mais recherche plutôt d’autres facteurs pour expliquer la montée du gaspillage.

[47C’était une erreur de ma part d’utiliser ce genre de formulation en 1982 – même si je pense qu’elle était excusable alors que nous étions confrontés à la deuxième vraie récession que ma génération ait connue et cela quatre ans seulement après la fin de la première.

[48Orlando Capito Leiva, 2007, «  The World Economy and the US at the Beginning of the 21st Century  », Latin American Perspectives, vol 134, no 1, p11.

[49Financial Times, 5 septembre 2001.

[50The Economist, 23 juin 2001.

[51Leiva, 2007, p11.

[52Barry Riley, 2007, «  Equities Run Short of Propellant  », Financial News US, 16 Apr 2007.

[53Tous les chiffres sur les taux de profit britanniques proviennent de Ray Barell et Simon Kirkby, 2007, «  Prospects for the UK economy  », National Institute Economic Review, April 2007.

[55Voir Chris Harman, «  China’s economy and Europe’s crisis  », International Socialism 109 (hiver 2006).

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