L’impérialisme : mondialisation, État et guerre

par John Rees

23 juin 2010

Le bombardement de l’Afghanistan en octobre 2001 a marqué le début de la troisième guerre majeure en dix ans. Le premier de ces conflits, la Guerre du Golfe de 1991, a coûté la vie à 100 000 militaires et civils irakiens. Le second, le conflit des Balkans de 1999, a vu une guerre impliquant les grandes puissances se dérouler en Europe pour la première fois depuis 1945. Mais le dernier conflit est le plus menaçant parce qu’il est véritablement global dans ses conséquences. L’Afghanistan est un pays pauvre, un peu plus petit que l’État du Texas, avec peu d’industrie, des forces armées minuscules et pas de gouvernement central. Mais depuis qu’il est devenu l’objectif d’une croisade armée impériale, il est au centre d’une zone croissante d’instabilité.

Deux États frontaliers de l’Afghanistan, le Pakistan et l’Inde, sont des puissances nucléaires. Depuis le début des bombardements de l’Afghanistan, leur querelle sur le Cachemire a une fois de plus pris la forme d’affrontements armés. L’élite dirigeante saoudienne, qui reçoit la part la plus importante de l’aide extérieure américaine, se distancie de ses maîtres de peur d’une révolte par en bas. Israël a porté sa guerre contre les Palestiniens à des niveaux inégalés, créant le danger d’un conflit généralisé au Moyen-Orient. Un tel conflit sera presque inévitable si les faucons du gouvernement américain l’emportent et que la guerre s’élargisse avec une nouvelle attaque contre l’Irak.

Les années 1990 ont battu les records du siècle écoulé en nombre de guerres par année : 34 en 1992. Et en 1994 nous avons connu le plus grand nombre de morts par fait de guerre depuis 1971. Les guerres régionales et civiles d’Irak, Somalie, Kosovo, Rwanda, Libéria, Turquie, Tchétchénie, Angola et Algérie ont réalisé ces records et accru de 50% sur les dernières dix années le nombre de réfugiés que connaît la planète [1]. Mais si nous voulons comprendre pourquoi notre monde est devenu si instable et si violent, nous devons examiner les processus économiques et politiques à long terme qui ont culminé dans les guerres de la dernière décennie.

L’énorme extension du commerce mondial, de la finance et de la production par des compagnies multinationales est au cœur de la compréhension qu’ont la plupart des gens du terme de « mondialisation ». Effectivement, cette signification englobe une part importante de ce qui se passe dans l’économie mondiale. Mais il y a lieu d’être plus précis en ce qui concerne les différents rythmes de développement dans chacun de ces trois domaines.

Le capitalisme a toujours été un système de commerce international et, le système grandissant, le volume et l’importance du commerce se sont accrus avec lui. Le commerce international a triplé entre 1870 et 1913, à l’époque où l’Europe et l’Amérique étaient en phase d’industrialisation. La crise et le protectionnisme de l’entre deux guerres ont réduit les échanges mondiaux, mais les dépenses militaires des États-Unis, et leur hégémonie sur l’économie globale de l’après Deuxième Guerre mondiale, ont amené un retour de la croissance. La valeur des exportations mondiales est passée de 315 milliards de dollars en 1950 à 3 447 milliards de dollars en 1990. Et le commerce d’après guerre a été beaucoup plus un commerce de produits manufacturés entre nations industrialisées que dans la première période où étaient échangés des biens manufacturés contre des matières premières en provenance des économies périphériques moins développées [2].

La croissance des transactions financières internationales a été encore plus spectaculaire. Le rapport des transactions monétaires au commerce mondial était de 9 pour 1 en 1973. En 1992, il avait grimpé à 90 pour 1. Les prêts bancaires mondiaux se sont aussi accrus considérablement. Ils constituaient 7,8% des échanges mondiaux en 1965, en 1991 ils étaient passés à 104,6%. Il y a eu aussi une croissance massive du marché des dettes gouvernementales, qui a amené une énorme extension de la masse de bons du trésor gouvernementaux entre les mains d’ « étrangers » [3].

La production mondiale s’est développée plus lentement que le commerce et les transactions financières. Une grande partie de ce qu’on considère habituellement comme une nouveauté dans la mondialisation concerne ce processus de création de réseaux internationaux de production au moyen d’investissements directs de l’étranger (IDE). Le stock d’IDE dans l’économie mondiale est passé de 4,4% à 8,4% durant la même période. Mais plus de 90% de ces IDE sont concentrés dans dix pays développés, et environ 66% sont en provenance des États-Unis, de l’Allemagne, de la Grande Bretagne et du Japon [4].

L’extension internationale du système capitaliste a incontestablement augmenté le pouvoir des grandes compagnies multinationales. Selon certaines estimations, les 300 premières multinationales comptent pour 70% des IDE et 25% du capital mondial. Les ventes des 350 sociétés les plus importantes constituent le tiers des produits intérieurs bruts combinés des pays capitalistes avancés [5]. Mais nous devons être prudents en attribuant l’accroissement du pouvoir de ces sociétés à la seule croissance du marché mondial, comme tendent à le suggérer les représentations les plus économistes de la mondialisation. Certaines importantes « loupes politiques » ont pu exagérer l’impression d’une augmentation irrésistible de la puissance des multinationales.

Le grand cycle des défaites de la classe ouvrière qui a commencé au début des années 70 est au moins aussi crucial dans l’explication de l’accroissement de la puissance du big business durant les 25 dernières années. Ces défaites ont largement contribué a détruire le consensus sur l’État-providence qui dominait dans les élites gouvernementales depuis les années 50. Ce qui à son tour a frayé le chemin à l’orthodoxie économique néolibérale qui a tant fait pour faciliter et légitimer la mondialisation. Ce processus a permis en particulier de transformer la notion d’État, d’une représentation dans laquelle le gouvernement agit comme un facteur d’équilibre et un correctif aux forces du marché, en une idéologie du gouvernement considéré comme serviteur et avocat du big business. La réalité, évidemment, était que l’État demeurait l’allié le plus proche des milieux d’affaires.

Et sans la chute du mur de Berlin et l’installation d’un capitalisme à l’occidentale en Russie et en Europe de l’Est, l’idéologie de la mondialisation n’aurait pu avoir le poids qu’elle a acquis dans les dix dernières années. Après tout, que serait la mondialisation si la moitié du monde industrialisé demeurait hors de sa portée ? Mais le mur de Berlin est tombé, et les économies d’Europe de l’Est ont subi dans toute sa violence la vague de « destruction créatrice ». Le triomphe du marché fut cependant de courte durée, ses conséquences mal vécues, et l’instabilité qu’il apportait devint un facteur essentiel de la tendance à la guerre.

C’est pour cela qu’il est important de constater l’échec de la mondialisation. La domination des doctrines néolibérales et de la dérégulation qu’elles impliquent a provoqué des conséquences économiques désastreuses dans la plus grande partie des pays du monde. Les études de la Banque Mondiale sur la pauvreté nous en fournissent un indicateur éloquent :

« Ces chiffres, qui sont rapidement devenus les chiffres économiques les plus cités au monde, montrent qu’à peu près un quart de la population mondiale est en dessous du niveau de pauvreté inférieur (1 dollar par jour) et environ la moitié au dessous du niveau de pauvreté supérieur (2 dollars). Ces pourcentages ont décliné très lentement dans les deux régions les plus pauvres, l’Asie du Sud-Est et l’Afrique subsaharienne, et de façon rapide en Chine et d’Autres parties de l’Asie, mais ils se sont élevés fortement dans les pays de l’ex-URSS. Sur les dix années couvertes par ces estimations le nombre total des pauvres dans le monde … est soit resté le même soit s’est élevé. » [6]

Ces chiffres ne couvrent pas la période dans laquelle les économies d’Asie du Sud-Est se sont effondrées après le krach de 1997. Ils ne nous parlent pas davantage de la croissance de l’inégalité entre riches et pauvres dans les sociétés, comme la Chine, où l’industrialisation élève le niveau de vie. L’effet cumulatif de ces processus est de créer un désordre économique, une dislocation sociale et un conflit politique. C’est sur ce terreau que les graines de la guerre sont semées.

L’État et la mondialisation

S’il est clair que le rôle de l’État a été modifié de façon significative par la mondialisation, il n’a pas été pour autant affaibli. Même dans les domaines d’ « ingérence » directe des gouvernements dans l’économie, le diable soi-disant banni dans les années Thatcher-Regan, les faits ne correspondent pas à l’idéologie. Du sauvetage de la Savings and Loans par la Réserve Fédérale américaine pendant la dernière récession aux aides apportées aux compagnies aériennes en difficulté dans la présente récession, il y a beaucoup plus de « keynésianisme » dans l’air que les hérauts du libre marché ne consentent à l’admettre.

Les fonctions de police domestiques et internationales de l’État n’ont pas davantage été réduites par la croissance de la production mondiale. Pour donner seulement un exemple pertinent, la croissance de la production globale a créé une classe ouvrière internationale et donc un marché du travail mondial. Ce qui, à son tour, crée une migration internationale de la main d’œuvre, de la même façon que les débuts de l’industrialisation ont aspiré la main d’œuvre des campagnes vers les villes manufacturières du Nord et les métropoles de l’Angleterre au 19e siècle. La tentative de contrôler ce processus à son profit a énormément accru les pouvoirs de police de l’État en matière d’immigration et d’asile politique.

Sur le plan international, l’État reste indispensable par son soutien aux activités des multinationales. Personne ne propose, même les néolibéraux les plus hystériques, le retour à l’enfance du système capitaliste, où des sociétés comme la East India Company possédaient leurs propres troupes. L’action militaire, ou la menace d’intervention armée par l’État, reste le dernier recours pour toute grande société capitaliste dont les marchés ou les sources d’approvisionnement sont menacées par des rivaux internationaux, qu’ils soient des États, d’autres sociétés, ou des populations étrangères insensibles aux charmes du libre échange.

Ce rapport économique et militaire à l’État est une des caractéristiques du capitalisme du 20e siècle. Et bien que la chute des États staliniens et les politiques de privatisation de nombreux gouvernements puissent donner l’impression que cette relation s’est affaiblie, cela n’est pas le cas dans la réalité. Il est clair depuis longtemps, par exemple, que les firmes privées de l’industrie d’armement américaine sont totalement dépendantes de l’État.Ce sont donc là les dimensions dans lesquelles le rôle de l’État demeure le même que dans le passé. Mais la mondialisation a également mis en branle certaines tendances contradictoires. De façon cruciale, la mondialisation a accéléré la tendance des États à contrôler le développement du système au moyen d’organisations internationales et intergouvernementales. L’Organisation Mondiale du Commerce, le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale sont autant d’institutions pilotées par les USA dans le but de donner forme à l’économie globale. L’Union Européenne cherche à assurer la compétitivité du capital européen sur le marché mondial. Et l’Otan est depuis longtemps le bras armé du capital occidental. Avec tout un ensemble d’autres corps similaires, datant d’avant la phase actuelle de mondialisation, ils ont acquis une nouvelle place centrale du fait de la croissance du système. Aucune des institutions ne peut s’opposer à l’autorité des États-nations qui les composent. Elles sont tout autant le lieu de conflits et de blocages que l’embryon d’un « gouvernement international », mais elles représentent une tentative, particulièrement de la part des États les plus importants, de coordonner leur réplique aux forces incontrôlables libérées par la croissance des forces du marché. C’est là que se situe la tendance supranationale favorisée par la mondialisation.

En réaction à ce processus, un renouveau du nationalisme se trouve alimenté, qui peut prendre toutes sortes de formes. Les nations appauvries par la mondialisation et exclues du club des élites des grandes puissances peuvent réagir en exprimant un certain nationalisme. C’est un trait constant de la politique russe et des États des Balkans depuis la chute du stalinisme, en Chine, en Irak, et en Indonésie depuis la chute de Suharto. Même au cœur du système, la peur et l’insécurité, le sentiment d’impuissance qu’éprouvent les gens ordinaires lorsqu’ils se trouvent confrontés aux bureaucraties internationales privées aussi bien qu’étatiques, s’expriment sous la forme d’un nationalisme réactionnaire, comme par exemple chez Haider ou Berlusconi.

La quête d’une identité culturelle stable au sein d’un monde changeant et imprévisible nourrit aussi de nombreux mouvements nationalistes cherchant à se dissocier des États-nations. Le nationalisme écossais, le séparatisme basque et le nationalisme palestinien ont leurs équivalents plus ou moins musclés, plus ou moins progressifs dans toutes les parties du monde. La montée de l’islam peut aussi être analysée dans ce contexte.

Le double processus à l’œuvre dans le système avait été d’abord analysé par Lénine et Boukharine au cours de la Première Guerre mondiale. Le capitalisme moderne comporte deux tendances contradictoires : la première est la centralisation du capital à l’échelon national et par conséquent ses liens étroits avec l’État ; la seconde est l’internationalisation du système, la croissance des multinationales et du commerce mondial. C’est la contradiction issue de ce paradoxe qui, de façon répétée au cours du siècle passé, n’a pu être résolue que par la guerre ou la révolution.

Il existe une réponse finale au processus de mondialisation et à l’internationalisation du pouvoir d’État, qui contient le potentiel le plus important d’une alternative à l’élite mondiale régnante – la révolte par en bas. Cette révolte s’étend des grèves et des protestations contre les privatisations, comme la lutte contre la privatisation de l’eau en Bolivie, en passant par les grèves générales en Afrique, jusqu’aux mouvements quasi insurrectionnels qui ont renversé Milosevic et Suharto. C’est une révolte qui est loin d’être homogène dans ses méthodes et dans ses buts. Ses acteurs ne se reconnaissent pas nécessairement comme des alliés et ne sont pas toujours d’accord sur la stratégie ou la tactique. Mais malgré sa variété, cette révolte a progressivement pris conscience d’elle-même en s’étendant au cours des dix dernières années. L’apparition d’un mouvement anticapitaliste global depuis les manifestations de Seattle en 1999 a fourni un langage commun et un ennemi commun identifié, ce qui n’avait été le cas d’aucun mouvement international de révolte depuis la défaite de la dernière période de montée des luttes au milieu des années 70.Nous reviendrons sur les perspectives qui sont celles de ce mouvement. Nous devons d’abord examiner comment le processus de mondialisation et le réseau d’institutions étatiques et supra-étatiques ont provoqué l’apparition de la guerre dans les dix dernières années.

Les guerres de la « succession soviétique »

L’effondrement des États staliniens en Europe de l’Est est un des événements politiques majeurs de la vie de quelqu’un qui est né après la Seconde Guerre mondiale. Des faits d’une telle importance paralysent souvent notre pensée. Nous estimons simplement que leurs conséquences sont à ce point évidentes qu’il n’est pas nécessaire de les examiner. C’est une illusion. Les ondes de choc issues de la chute du Mur de Berlin sont toujours à l’œuvre aujourd’hui dans la reconfiguration du paysage international. L’interaction entre la crise du système étatique et la mondialisation constitue la clé de la compréhension de la tendance à la guerre dans le système capitaliste contemporain.Tout d’abord, rappelons-nous l’étendue géographique de l’effondrement de l’empire stalinien. L’Afghanistan a infligé en 1989 un défaite aux armées russes qui a contribué matériellement au déclin du régime. Mais ce sont les révolutions d’Europe de l’Est qui ont scellé le sort de « l’empire extérieur ». La crise qui a suivi en Russie et la chute de Gorbatchev ont alors mené plus ou moins directement à l’écroulement de « l’empire intérieur ». De la Lettonie, la Lituanie et l’Estonie sur la Baltique, en passant par l’Ukraine, la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie dans le Caucase, au Kazakhstan et aux États d’Asie Centrale, d’anciennes « républiques soviétiques » ont conquis leur indépendance.

Il était au début difficile de prévoir quel pouvoir l’État russe résiduel serait capable de conserver sur son ancien empire. Il était clair que les parties les plus occidentales de l’Europe de l’Est étaient perdues. L’unification de l’Allemagne à elle seule a été suffisante pour assurer que la Pologne, la Hongrie et ce qui était encore la Tchécoslovaquie se retrouvent sous la tutelle occidentale. Mais, au début des années 90, le sort de la Yougoslavie et de l’empire intérieur était loin d’être clairement défini.

Le morcellement de la Yougoslavie fut le produit de la détermination des puissances occidentales à dominer la région, à étendre l’Otan à l’Europe de l’Est, et à soutenir le flanc méridional de leur bloc nouvellement élargi. L’Allemagne unifiée reconnaissait la Croatie et la Slovénie, l’État balkanique le plus proche et le plus prospère, à un moment où les États-Unis étaient toujours formellement partisans d’une Yougoslavie unifiée. Comme l’éclatement de la fédération yougoslave paraissait de plus en plus probable, les puissances occidentales, en particulier les États-Unis, l’Angleterre et la France, courtisèrent la Serbie qui semblait la force dominante. Dans la guerre de Bosnie, l’intervention occidentale imposa la partition entre la Serbie et la Croatie. Le renforcement qui suivit de la Serbie de Milosevic amena finalement une opposition de la part des USA qui annonçait le conflit du Kosovo.

En elles-mêmes, les relations internes des États balkaniques ne suffisent pas à expliquer la Guerre des Balkans de 1999. Si seulement cela avait été en jeu, alors Milosevic aurait pu probablement continuer à persécuter les « terroristes albanais » avec la bénédiction des puissances occidentales. Bien avant la guerre, les stratèges de l’Otan débattaient de la transformation de l’organisation d’une « alliance défensive » en un instrument permettant des « opérations hors zone ». Deux ans avant le conflit des Balkans, par exemple, l’ancien Secrétaire d’État Warren Christopher et l’ancien Secrétaire à la Défense William Perry proclamaient que « le danger pour la sécurité… n’est pas essentiellement une agression potentielle contre leur territoire collectif (celui de l’Otan), mais des menaces à leurs intérêts communs au-delà de leur territoire… Pour faire face à de telles menaces les membres de l’alliance ont besoin d’un moyen de former rapidement des coalitions militaires pouvant atteindre des objectifs en dehors du territoire de l’Otan » [7].

Le même mois où commença le bombardement de la Serbie, une autre stratégie occidentale à long terme devait porter ses fruits avec l’adhésion à l’Otan de la Pologne, de la Hongrie et de la République tchèque. Cette extension massive de l’alliance militaire occidentale a transformé la géographie stratégique globale de l’Europe de l’Est. La frontière militaire de l’Otan n’était plus désormais située entre l’Allemagne de l’Ouest et la RDA mais à des milliers de kilomètres à l’Est. Elle allait de la Pologne aux États balkaniques en passant entre les républiques tchèque et slovaque. De l’autre côté des Balkans on trouvait les membres les plus méridionaux de l’Otan, la Grèce et la Turquie. Les Balkans perçaient la nouvelle ligne de front élargie de l’Otan sur une jointure cruciale. Pour cette seule raison, la « stabilité » était pour les puissances de l’Otan bien plus qu’une affaire interne balkanique.

À l’époque, le président Clinton avait exprimé les buts guerriers de l’Otan avec suffisamment de clarté dans un article de l’International Herald Tribune. Il insistait sur le fait que pour réaliser une « stabilité durable » dans les Balkans, « l’Union européenne et les États-Unis doivent faire pour l’Europe du Sud-Est ce que nous avons fait pour l’Europe après la Deuxième Guerre mondiale et pour l’Europe centrale après la Guerre Froide… Nous pouvons réaliser cela en reconstruisant des économies en lutte, en encourageant le commerce et l’investissement, et en aidant les nations de la région à adhérer à l’Otan et à l’Union européenne ». Les nations de la région, continuait Clinton, réagissaient déjà à l’ « élan vers l’intégration » en poursuivant leurs réformes libérales et en « soutenant la campagne de l’Otan » [8]. C’est ainsi que la mondialisation et la guerre marchent la main dans la main.

L’importance stratégique des Balkans ne se limitait pas, pour les puissances occidentales, au nouveau Rideau de Fer entre l’Est et l’Ouest. Le sort de cette région est lié de très près à une autre zone cruciale de l’instabilité postérieure à la Guerre Froide – l’arc des États pétroliers comprenant les sphères d’intérêt occidentales traditionnelles en Iran et en Irak jusqu’à la Mer Caspienne et les nouveaux États indépendants au Sud de la Russie.

Lorsque la guerre des Balkans éclata, on ne savait rien ou presque sur la question des ressources en gaz et en pétrole de la Caspienne, en dehors de cercles de l’industrie pétrolière et de publications spécialisées. En fait, le Secrétaire aux Affaires Etrangères britannique de l’époque, Robin Cook, pensait que toute idée de lien entre la Guerre des Balkans et ces ressources était si surprenante qu’il prit le temps de la tourner en ridicule dans les colonnes du New Statesman [9]. Mais au cours de la guerre et à sa suite une accumulation d’informations prouva que les critiques de la guerre avaient raison et que le ministre était mal informé.

Aujourd’hui il n’y a plus aucun doute sur les réserves de gaz et de pétrole qui reposent dans le sous-sol de la région de la Caspienne et de l’Asie centrale. Par exemple, le rapport officiel d’Ahmed Rashi déclare :

« La Caspienne représentait sans doute la dernière région pétrolifère du monde restant inexplorée et inexploitée, et son ouverture a provoqué une grande excitation parmi les compagnies pétrolières internationales. Les compagnies occidentales ont dirigé leur regard d’abord vers la Sibérie occidentale en 1991-92, puis vers le Kazakhstan en 1993-94, l’Azerbaïdjan en 1995-97 et finalement le Turkménistan en 1997-99. Entre 1994 et 1998, 24 compagnies de 13 pays ont signé des contrats dans la région de la Caspienne. » [10]

Une estimation prudente des réserves de pétrole dans la région indique :

« La plus grande partie des réserves de pétrole et de gaz de la Caspienne n’a pas été développée, et dans de nombreuses zones… demeure inexplorée. Les réserves prouvées de pétrole pour l’entière région de la Mer Caspienne… sont estimées à 15 à 19 milliards de barils, comparables à celles de l’Europe de l’Ouest (22 milliards de barils) ou de la Mer du Nord (17 milliards de barils).

Les réserves prouvées de gaz sont encore plus importantes… comparables à celles d’Amérique du Nord. Les perspectives de réserves d’hydrocarbures potentielles immenses sont un élément de l’attrait de la région… En même temps qu’elles ne sont pas suffisante pour former un nouveau Moyen Orient, les réserves possibles de la région pourraient fournir, si elles s’avèrent exactes, un quart des réserves totales prouvées du Moyen Orient. » [11]

L’objection principale de Robin Cook à l’importance stratégique de la Guerre des Balkans pour les lobbies du pétrole était que les champs pétrolifères de la Caspienne étaient à des milliers de kilomètres des Balkans. Mais comme lui a répondu l’auteur dramatique Harold Pinter, « pour transporter le pétrole de la Mer Caspienne entre les mains de l’Occident vous ne pouvez pas utiliser des seaux. Vous avez besoin de pipelines, et ces pipelines doivent être installés et protégés » [12]. Mais Robin Cook n’avait pas besoin de croire sur parole un opposant de toujours à l’impérialisme américain comme Pinter. Il lui suffisait de demander à son personnel ce qu’avait dit le Secrétaire à l’Energie US Bill Richardson un an seulement avant la Guerre des Balkans :

« Il s’agit ici de la sécurité énergétique de l’Amérique…Il s’agit aussi de rejeter des accès stratégiques ceux qui ne partagent pas nos valeurs. Nous essayons d’amener ces pays nouvellement indépendants vers l’Occident. Nous aimerions les voir s’appuyer sur les intérêts commerciaux et politiques de l’Occident plutôt que de prendre un autre chemin. Nous avons fait un investissement politique substantiel dans la Caspienne, et il est important pour nous que la carte des pipelines et la politique aillent dans le bon sens. » [13]

Il aurait pu aussi s’intéresser à ce qu’avait dit en 1998 le président russe d’alors, Boris Eltsine :

« Nous ne pouvons pas ne pas voir l’excitation que provoquent dans certains pays occidentaux les ressources énergétiques de la Caspienne. Certains veulent exclure les Russes du jeu et nuire à leurs intérêts. La soi-disant guerre des pipelines fait partie de ce jeu. » [14]

Le gouvernement américain s’est employé à trouver un tracé des pipelines qui évite à la fois la Russie et l’Iran. Ce point a été démontré dans la pratique pendant la Guerre des Balkans de 1999, quand des plans d’oléoducs ont été proposés qui allaient de Bakou à Ceyhan en Turquie, d’où le pétrole serait acheminé vers l’Ouest à travers la Mer Egée et la Méditerranée. L’achèvement du pipeline de Bakou à Suspa sur la Mer Noire, d’où le pétrole serait transporté par le Détroit du Bosphore, en a fait la démonstration une seconde fois. Le Secrétaire d’État américain aux Affaires Energétiques du Bassin de la Caspienne, John Wolf, a annoncé le 9 juillet 1999 que le US Trade and Development Office (UTDO) donnerait entre 600 et 800 000 dollars pour le projet d’extension de l’oléoduc Bakou-Suspa. Mais comme le rapportaient les analystes de Strategic Forecasts, « cette démarche ne montre que la moitié de l’image » :

« Les États-Unis désirent toujours éviter une confrontation avec la Turquie sur les questions écologiques dans le Détroit. Ainsi, fin juin, l’UTDO a admis qu’il explorait d’autres options relatives au transport du pétrole dans la région, y compris le projet d’un pipeline transbalkanique qui irait du port bulgare de Burgos, en passant par la Macédoine, jusqu’aux ports albanais de la Méditerranée. L’UTDO a indiqué que la construction d’un pipeline additionnel dans la région était probable, même s’il s’est déclaré « fermement engagé » sur le projet Bakou-Ceyhan. En même temps que les relations entre Moscou et Washington continuent à se détériorer sur le plan stratégique, et que la situation en Tchétchénie devient de plus en plus instable sur le plan tactique, la perspective d’éliminer la Russie de la question du transport du pétrole devient de plus en plus séduisante à la fois pour le gouvernement américain et pour les compagnies pétrolières occidentales… Il y a une tendance marquée à agrandir le trajet Bakou-Suspa, à faire du pipeline transbalkanique un impératif, pour clore la question une bonne fois pour toutes. » [15]

Après la guerre, la résurgence des plans d’un pipeline Bulgarie-Balkans a confirmé la question de façon définitive. Le 2 juin 1999, la US Trade and Development Agency (TDA) accordait

« (…) une somme de 588 000 dollars au Ministère bulgare du Développement Régional et des Travaux Publics pour financer partiellement une étude de faisabilité concernant un oléoduc transbalkanique, qui traverserait la Bulgarie, la Macédoine et l’Albanie, reliant finalement les ressources pétrolières de la Mer Noire et de la région de la Mer Caspienne à l’Europe de l’Ouest… « La concurrence est féroce pour exploiter les ressources énergétiques de la région de la Caspienne », disait le directeur de TDA Joseph Grandmaison. « Pendant l’année écoulée, TDA a défendu activement le développement de multiples pipelines pour connecter ces vastes ressource aux marchés occidentaux. Cette subvention représente un pas en avant significatif dans le sens de cette politique et pour les intérêts des affaires américaines dans la région de la Caspienne ». [16]

Depuis que cette somme a été allouée, le consortium concerné a donné comme date de finition du pipeline l’année 2005. Un tel projet n’aurait manifestement pu voir le jour sans une victoire de l’Otan dans la Guerre des Balkans.

Mais la Guerre des Balkans était motivée par beaucoup plus que le pétrole – elle encourageait les ambitions impériales des puissances de l’Otan dans la région de la Caspienne et au-delà en Asie centrale. Il y avait déjà eu des contacts militaires avec les anciennes républiques soviétiques, mais la Guerre des Balkans a accéléré ce processus. A ce même sommet de l’Otan à Washington où la Pologne, la Hongrie et la République tchèque donnèrent leur adhésion, il y eut des discussions informelles sur la formation d’une alliance souple des États de la Caspienne et de l’Asie centrale. Le nom donné à cette alliance fut GUOAM, d’après les initiales de la Géorgie, l’Ukraine, l’Ouzbekistan, l’Azerbaïdjan et la Moldavie. Au même sommet Javier Solana, l’ancien ministre de la défense du gouvernement socialiste espagnol, secrétaire général de l’Otan pendant la Guerre des Balkans, aujourd’hui chef de la politique étrangère de l’Union européenne et envoyé au Moyen Orient, devait insister sur le point que l’Otan ne pourrait connaître une sécurité totale sans inclure le Caucase dans sa zone de sécurité [17].

Avant même la Guerre des Balkans, le programme du « Partenariat pour la Paix » américain et le Cenbat, Bataillon de maintien de la paix en Asie centrale, étendaient la zone de pénétration militaire des puissances occidentales en profondeur dans cette nouvelle région de conflit. Lors d’une mission d’entraînement en 1997, les parachutistes américains du 82e Régiment Aéroporté sautèrent sur le Kazakhstan, après un vol de 23 heures depuis Fort Bragg, pour des opérations conjointes avec les troupes locales. Les conseils de l’Otan avaient déjà été proposés à l’occasion de manœuvres militaires de l’Ukraine, l’Azerbaïdjan et la Géorgie conçues pour protéger l’oléoduc Bakou-Suspa [18]. Le Rapport 5-96 sur le Développement de la Recherche Stratégique émanant du Centre d’Etudes de la Guerre Maritime américain décrit le Partenariat pour la Paix comme

« l’activité de… forces fournissant les connaissances dominantes en matière d’espace de bataille nécessaires pour modeler les environnements régionaux de sécurité. Exercices multinationaux, visites de ports, coordination entre états-majors – destinés à accroître l’interactivité des forces et l’accès aux équipements militaires régionaux – en même temps que des opérations de renseignement et de surveillance … (Ainsi) les forces déployées sont soutenues par celles qui peuvent intervenir en renfort rapide et peuvent être mises en place en 7 à 30 jours. » [19]

Ce qui se passait là n’était rien d’autre que l’ouverture aux multinationales et aux stratèges militaires occidentaux de la partie du monde dominée par l’Europe de l’Est, la Russie, la Caspienne et l’Asie centrale, après leur longue exclusion durant la Guerre Froide. À de nombreux égards, cela marquait le retour à des schémas de conflits interétatiques antérieurs à l’émergence des États staliniens en Europe de l’Est, et datant même, en fait, d’avant la Révolution Russe. Les Balkans étaient, bien sûr, l’arène dans laquelle la « Question d’Orient » détermina les conflits de la seconde moitié du 19e siècle. À l’époque, les grandes puissances cherchaient à se placer de façon avantageuse alors que le vieil Empire Ottoman était en train de s’effondrer. Comme aujourd’hui, la région représentait un portail vers l’Est et la Méditerranée du Sud.

Ce qui se trouvait plus à l’Est était, entre autres, la région de la Caspienne. « Savez-vous comment on prononce Bakou aux USA ? » demandait le journaliste John Reed devant le Congrès des Peuples de l’Est tenu en 1919 dans cette ville. « Pétrole » était la réponse. En vérité, la Caspienne était depuis longtemps le lieu de rivalités impérialistes entre les intérêts anglais, russes, français, turcs et autres. Et à nouveau pendant la Seconde Guerre mondiale, quand Hitler s’enfonça à l’Est avant de tomber en panne de carburant et d’être battu à Stalingrad. Son plan était de se saisir des ressources de la Caspienne, puis de se diriger vers le Sud vers celles, encore plus importantes, de la Perse et de l’Irak.

L’Afghanistan, le lieu actuel du conflit, a été l’objet dans le passé de convoitises impérialistes tout aussi infâmes. En position de tampon entre l’Inde, le joyau de la couronne impériale britannique, et l’empire russe du Sud-Est en bordure de la Chine et au milieu des anciens itinéraires commerciaux de la Route de la Soie, l’Afghanistan ne pouvait manquer de se retrouver dans le champ de bataille des empires. Le terme même de « Grand Jeu », désignant cette rivalité, a été utilisé là pour la première fois. Il ressert aujourd’hui. Les Russes sont toujours là, mais les Anglais, chassés des Indes depuis longtemps, ne reviennent plus que dans les fourgons des États-Unis.

On voit se dérouler dans toute la région, des Balkans à l’Afghanistan, une espèce de « ruée vers l’Afrique » à la mode du 21e siècle. Comme pour l’originale, il y a assurément des motivations économiques à une telle entreprise – pas seulement le pétrole et le gaz, mais aussi des marchés nouveaux pour d’autres marchandises, de nouveaux contrats d’armement, de nouvelles sources de travail à bon marché. Mais également, toujours comme la précédente, la ruée vers l’Asie ne comporte pas seulement des avantages économiques actuels. La seule perspective, même hypothétique, de nouveaux débouchés et de nouveaux marchés suffit aux compagnies et aux États pour qu’ils désirent exclure leurs concurrents. Des avantages diplomatiques, stratégiques ou militaires, même lorsqu’ils ne procurent aucun gain économique immédiat, sont suffisants pour motiver les gouvernements.

À cet égard les liens étroits – géographiques, économiques et politiques – avec ce pivot de la rivalité impérialiste moderne qu’est le Moyen Orient seraient suffisants à faire de la Caspienne et de l’Asie centrale un pôle d’intérêt central pour les puissances occidentales. La stabilité de l’Arabie saoudite et des autres États du Golfe, qui restent de loin le plus grand réservoir de pétrole du monde, est un souci constant pour les puissances impérialistes depuis plus d’un siècle. C’est la raison pour laquelle la Guerre du Golfe a été le premier épisode décisif du nouvel impérialisme. Mais le sort de cette région est désormais lié à celui de la zone de conflit globale.

Bornons-nous à considérer deux questions élémentaires. Tout le débat sur les oléoducs dans la Caspienne, les Balkans et la Turquie est structuré par le fait que les États et les sociétés occidentales ne veulent pas les faire passer par l’Iran ou la Russie, bien que tous deux aient la faveur des compagnies pétrolières parce qu’ils sont moins chers que les options en cours de développement. Et la recherche de nouvelles réserves de pétrole et de gaz, de nouveaux pipelines, la stratégie dite des « trajets de pipeline multiples » qui est aujourd’hui la politique officielle américaine, sont motivées par la peur de dépendre du seul Moyen Orient. Finalement, le cours pris par la guerre en Afghanistan a démontré sans l’ombre d’un doute que la stabilité d’Israël, de l’Arabie saoudite, et peut-être de l’Egypte, repose sur la conduite et sur l’issue de ce conflit. Comme le disait l’ambassadeur américain Nathan Nimitz, « la Pax Otana est le seul régime logique pour maintenir la sécurité dans le sens traditionnel… (et) elle doit reconnaître son besoin d’étendre son influence stabilisatrice dans les régions adjacentes, en particulier l’Europe du Sud-Est, la région de la Mer Noire (en concertation bien sûr avec les puissances régionales…) et dans le Golfe Arabo-Persique. Les États-Unis doivent continuer à jouer le rôle majeur dans ce système de sécurité » [20].

La politique américaine et sa puissance

Une chose étrange s’est produite lors des élections présidentielles américaines de l’an dernier – il y a eu un débat de politique étrangère entre les candidats, le démocrate Al Gore et le républicain George W Bush. C’était étrange pour deux raisons. D’abord, il n’y a jamais de débats sur des questions importantes, surtout pas de politique étrangère, lors des élections présidentielles américaines. Deuxièmement, très peu de gens s’en sont rendu compte.

Si nous revenons aujourd’hui sur ce débat il peut nous apprendre des choses sur la pensée de l’élite américaine, ces êtres humains qui nous ont jetés dans trois guerres majeures en une décennie. Essentiellement, Bush et son équipe ont accusé l’administration Clinton d’avoir nui à l’armée par des dépenses militaires inadéquates, d’avoir trop souvent engagé l’Amérique dans des opérations extérieures, et de s’être livrée à des tentatives futiles de « reconstruction nationale » dans les Balkans et ailleurs. Comme disait celle qui devait devenir la Conseillère à la Sécurité Nationale de Bush, Condoleezza Rice : « Nous n’avons pas besoin du 82ème Régiment Aéroporté pour accompagner les enfants à la maternelle » [21].

Gore répondit en accusant Bush d’ « isolationnisme ». Il défendit le bilan de Clinton en matière d’ « intervention humanitaire » en insistant sur le fait que la « reconstruction nationale » était exactement la tâche qu’avaient prise en charge les États-Unis en Allemagne et au Japon après la Deuxième Guerre mondiale – précisément le thème de l’article de Clinton sur les buts de la Guerre des Balkans, comme nous l’avons vu.

Le contenu de ce débat est sans intérêt. Ce qui l’est davantage, c’est que Bush est revenu à la position de ses adversaires quelques mois après son élection. Les dirigeants militaires furent stupéfaits de voir Bush soumettre les plans de dépenses militaires de Clinton pour 2002 au Congrès quasiment sans modification. Le Secrétaire d’État Colin Powell s’empressa de déclarer à la réunion de l’Otan à Bruxelles en février 2001 que les USA ne se retireraient pas des Balkans : « La proposition est simplement que nous y sommes entrés ensemble et que nous en sortirons ensemble » [22]. Et finalement, bien entendu, Bush a aujourd’hui engagé l’Amérique en Afghanistan dans une tâche de « reconstruction nationale » bien plus vaste - et plus dangereuse - que tout ce qu’avait envisagé Clinton.

Si l’on regarde au-delà des attitudes prises au cours du débat des présidentielles ont peut apercevoir la physionomie réelle de l’élite dirigeante dans son ensemble, qui ne se divise nullement sur des lignes partisanes. On peut voir là certaines des forces réelles, et les véritables divisions, dans les structures d’élaboration de la politique des USA, en particulier dans le domaine de la guerre en cours.

Quand l’administration Clinton a pris ses fonctions en 1992, son souci principal était d’établir de bonnes relations avec la Russie post-stalinienne. Regarder du côté de la Caspienne et de l’Asie centrale aurait été une erreur, ou pire, une provocation à l’égard de Moscou. Le principal conseiller de Clinton pour les affaires russes, plus tard Secrétaire d’État adjoint, Strobe Talbot, proclamait avec insistance que le régime d’Eltsine était un rempart vital contre le retour du « communisme ». Le Département de la Défense était lui aussi soucieux de s’assurer la coopération russe en matière de non-prolifération nucléaire. Les officiels évitaient alors de critiquer la politique intérieure de la Russie dans une démarche qui se voulait celle de « la Russie d’abord ».

Cette approche commença à se modifier au milieu des années 90. Le pétrole devenait alors une question importante :

« Au milieu de 1994, cependant, le potentiel énergétique de la région… provoquait un intérêt renouvelé, et la « région de la Caspienne » connaissait une vogue remarquable dans un groupe, petit mais bruyant, de politiciens. Au milieu de la décennie, il y avait à Washington des conférences sur la Caspienne pratiquement chaque semaine, de nouveaux instituts étaient fondés pour étudier l’histoire et la politique de l’Asie centrale, des conseils d’affaires bilatéraux créés pour chacun des pays de la région. Des secrétaires de cabinet et des membres du Congrès firent de nombreuses visites. A Bakou et à Tachkent en particulier, les attentes s’élevèrent au point d’envisager des relations spéciales avec les Américains comparables à celles entretenues avec l’Arabie saoudite ou avec l’Iran à l’époque du Shah. » [23]

De tout cela émergea, vers la fin des années 90, un nouveau concept stratégique : la Nouvelle Route de la Soie. Ce plan, mis en avant par le groupe inter-agence sur la Caspienne au Sein du Conseil de Sécurité National ainsi qu’un nouveau conseiller présidentiel sur les questions de la Caspienne, envisageait « un « corridor » d’États prospères, stables et laïques, plus ou moins alliés aux intérêts occidentaux et fournissant un équilibre à ce qui était considéré comme les ambitions régionales de la Russie, de l’Iran ou de la Chine ». En 1998, le Congrès passa un « Acte sur la Stratégie de la Route de la Soie » visant à établir des pipelines multiples pour amener le pétrole et le gaz de Turkménie, du Kazakhstan et de l’Azerbaïdjan sur le marché. [24]

L’évolution de cette politique faisait partie d’un changement plus large dans la politique étrangère de l’administration Clinton, dirigée par la Secrétaire d’État Madeleine Albright et son mentor Zbigniew Brzezinski. Ce dernier, d’origine polonaise, est une figure centrale de l’élite des affaires étrangères américaine, et suivre sa carrière équivaut à constater l’évolution d’un courant fondamental dans la politique US. Brzezinski était le Conseiller à la Sécurité Nationale de Jimmy Carter, et il a joui d’une influence considérable sur la première administration Clinton par l’intermédiaire de son allié le Conseiller à la Sécurité Nationale de Clinton, Anthony Lake. Brzezinski est un des premiers partisans de l’extension de l’Otan et il a contribué à travers Lake à l’engagement de Clinton dans cette direction dès 1994. Son influence a continué sous la deuxième administration Clinton, alors que son ancienne élève à l’Université de Columbia, Madeleine Albright, devenait Secrétaire d’État. Albright avait aussi travaillé sous l’autorité de Brzezinski dans l’administration Carter. [25]

Les « trois grands impératifs de la géostratégie impériale » développés par Brzezinski consistent à « neutraliser la collusion et maintenir la sécurité chez les vassaux, à s’assurer que les tributaires sont dociles et protégés, et à empêcher les barbares de s’entendre ». La tâche la plus urgente est de « consolider et perpétuer le pluralisme géopolitique dominant sur la carte de l’Eurasie » au moyen de « manœuvres et de manipulation pour empêcher l’émergence d’une coalition hostile qui pourrait en venir à défier la suprématie américaine ». Ceux qui doivent être divisés pour que l’Amérique règne sont l’Allemagne, la Russie, la Chine, l’Iran et le Japon. [26]

C’est Brzezinski qui, de façon tristement célèbre, a défendu le soutien des USA aux talibans de la manière suivante : « Qu’est-ce qui est le plus important du point de vue de l’histoire du monde ? Les talibans ou la chute de l’Empire soviétique ? Une poignée de musulmans agités ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la Guerre Froide ? » [27]. Et une fois cette besogne accomplie, l’extension de l’Otan réalisée, Brzezinski se fit l’avocat déterminé de la guerre dans les Balkans. C’était en partie parce qu’il considérait la Guerre des Balkans comme un test pour la politique américaine dans la région de la Caspienne et de l’Asie centrale : « Dans les plans de Brzezinski… la « Serbie », c’est la Russie, et la Croatie, la Bosnie, le Kosovo, etc., c’est l’Ukraine, les États baltes, la Géorgie et les anciennes républiques soviétiques des « Balkans eurasiens » [28]. Et, bien évidemment :

« (…) s’étant fait l’avocat des compagnies pétrolières américaines désireuses de s’établir dans les anciennes républiques soviétiques du Caucase et de l’Asie centrale, Brzezinski considère la prédominance américaine dans cette région… comme un objectif fondamental. Avec ceci à l’esprit, en dehors d’alliances avec la Chine et la Turquie, notre champion de la démocratie considère positivement à la fois l’amélioration des relations entre l’Afghanistan et le Pakistan (les talibans jouant le rôle de ciment) et la résurgence islamique en Arabie saoudite aussi bien qu’en Iran (avec lequel il est en faveur d’une alliance) ». [29]

Il n’est nul besoin d’une grande perspicacité pour voir dans ce scénario les grandes lignes de la diplomatie américaine dans le conflit afghan, si l’on néglige le fait que la « poignée de musulmans agités » a donné à l’élite US plus de soucis que Brzezinski ne le prévoyait.

La stratégie de Brzezinski n’était pas allée sans rencontrer des résistance parmi les dirigeants de l’Amérique. Certains, comme le Secrétaire d’État de Clinton Warren Christopher, avaient des doutes sur la question de l’extension de l’Otan. Certains voyaient l’islam comme une menace plutôt que comme un pion utile dans le jeu de la realpolitik mondiale. D’autres, comme Strobe Talbott, avaient inauguré les années 90 avec une attitude plus accueillante envers la Russie, dans l’espoir qu’elle pourrait être attirée dans le camp occidental comme un allié plutôt que comme un concurrent. Mais une combinaison des résultats catastrophiques des économies de la Russie et des anciennes républiques soviétiques, la présence dans tout la région de gouvernements profondément autoritaires, et la logique de deux guerres en trois ans ont donné l’avantage à l’ « expansionnisme ».

Le cabinet de Bush lui-même est composé de façon remarquable. Le vice-président Dick Cheney était un dirigeant pétrolier en même temps que l’ancien Secrétaire à la Défense. Condoleezza Rice était la directrice d’une multinationale du pétrole et possède une profonde connaissance de la culture russe. Le Secrétaire d’État Colin Powell n’est pas issu du corps diplomatique mais était Chef des États-majors Conjoints de la Guerre du Golfe. Donald Rumsfeld, le Secrétaire à la Défense, ancien dirigeant de Searle Pharmaceuticals, était, avec Dick Cheney, le distingué président du Forum des Dirigeants d’Entreprises Russo-Américains en mai 2000. Rumsfeld et son adjoint, Paul Wolfowitz, ont argumenté passionnément en faveur du renversement de Saddam Hussein à la fin des années 90. Ont peut affirmer sans crainte de se tromper que les centres d’intérêt principaux de ce groupe sont le pétrole, la Russie et les affaires militaires.En tout état de cause, le véritable obstacle à « l’expansionnisme » réside moins dans les divisions de la classe dirigeante américaine que dans les limites de la puissance US. Et malgré ses apparences d’invulnérabilité, cette puissance est en fait confrontée à des limites très réelles.

Le paradoxe fondamental qui affecte le projet impérial américain du 21e siècle réside en ceci qu’en même temps qu’il possède des moyens militaires bien au-delà des possibilités de ses concurrents, il n’a pas la capacité économique de reconstruire un monde en proie de façon récurrente à la récession et à une croissance faible dans son cœur même et à la dévastation dans la plus grande partie de sa périphérie. Ce qui est très différent de la période d’apogée de l’hégémonie américaine dans la période immédiatement postérieure à la Deuxième Guerre mondiale. A l’époque, la part de la puissance économique américaine dans l’économie mondiale globale était bien plus grande, structurant à la fois sa reconstruction politique et militaire de l’Europe et son accession à l’héritage des anciennes puissances coloniales européennes dans les régions du monde dont elles avaient dû se retirer. [30] Les dépenses d’armement alors mises en œuvre par l’Amérique ont soutenu la plus longue période de prospérité de l’histoire du capitalisme. Aujourd’hui, même si elles peuvent assister l’économie US sur le court terme, les dépenses d’armement n’ont plus la capacité de relancer l’économie mondiale et d’ouvrir une période d’expansion dans laquelle les taux de croissance seraient à nouveau égaux au double de la moyenne des économies industrialisées.

Ce contexte économique a un impact profond sur le sort de la zone de conflit eurasienne que nous venons d’examiner. La mondialisation et l’ouverture de la sphère d’influence russe ont provoqué sur cette région une ruée économique et militaire des États-Unis et des autres puissances occidentales. Mais l’aspect économique de cette présence n’est certainement pas un nouveau Plan Marshall capable d’apporter la prospérité qui ne pouvait manquer, aux yeux de tant d’observateurs, de suivre l’effondrement du stalinisme. L’économie russe elle-même a traversé dans les années 90 une crise désastreuse, qui s’est trouvée approfondie par le krach survenu en Asie du Sud-Est en 1997. Très peu des investissements promis aux anciennes républiques soviétiques ont été réellement effectués, surtout si l’on exclut les ressources liées au gaz et au pétrole. Et dans la période 1997-99 le commerce de l’Eurasie centrale avec le reste du monde a décliné de 40%, avec pour effet une chute de l’espérance de vie, de l’alphabétisation et des niveaux de fertilité et de nutrition dans pratiquement tous les pays de la région. Au Kirghizstan, la croissance démographique a baissé de 31% en 1999, en Arménie de 25% en 1998, et en Afghanistan de15% en moyenne par an. [31]

Tout ceci est bien loin du « corridor de prospérité » dont rêvaient les représentants les plus brillants du Conseil National de Sécurité au milieu des années 90. Aujourd’hui, les États-Unis et les autres grandes puissances ont une vision bien plus pessimiste de leurs perspectives dans la région. Au cours des années 90, elles étaient de plus en plus portées à la considérer comme une extension de l’Afghanistan – décrit par un expert indien comme « le tourbillon perpétuel d’une tempête qui déchaîne toutes sortes de maux » [32]. Oubliant fort à propos le rôle qu’ils ont joué dans la création de cette tempête, « toutes les puissances majeures ayant des intérêts en Eurasie centrale considèrent qu’y maintenir la stabilité est le problème le plus important » [33].

Dès lors, là où la mondialisation a échoué, les militaires doivent prendre le relais. C’est le schéma qui se répète chaque fois qu’il s’agit des oléoducs. Le pipeline Bakou-Ceyhan a été longtemps retardé du fait de l’incapacité de l’État turc de régler le problème de la révolte kurde. Le trajet Bakou-Suspa était menacé par des séparatistes tchétchènes qui ont eu l’occasion de faire sauter un pipeline existant. La ligne Bulgarie-Albanie était impossible avant la victoire de l’Otan dans les Balkans. La guerre civile afghane a finalement contraint à l’abandon du pipeline de l’Unacol du Tadjikistan au Pakistan à travers l’Afghanistan. Ainsi, la mondialisation et la stratégie géopolitique se contredisent en même temps qu’elles se renforcent mutuellement.

La Russie, la Chine et le nouvel impérialisme

Les grandes puissances ont beau être d’accord sur le « besoin de stabilité », elles le sont moins sur les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. L’aggravation des rapports entre les USA et la Russie a été rendue inévitable par la politique « expansionniste » qui guide désormais l’Amérique. Poutine peut très bien sauter sur l’occasion que lui offre la « croisade antiterroriste » pour poursuivre la guerre en Tchétchénie. Il peut aussi gagner des points dans le marchandage sur l’abandon du Traité sur les Missiles Antibalistiques parce que les États-Unis ont besoin de son soutien pour leurs opérations en Afghanistan. Il n’empêche que l’axe fondamental de la politique étrangère russe depuis la fin des années 90, en particulier depuis la Guerre des Balkans, l’a amené à se montrer plus soucieuse de ses intérêts à ses portes.

Le changement s’est esquissé avec la « doctrine Primakov », du nom du ministre des affaires étrangères russe de 1996 à 1998, qui appelait à un renforcement de l’opposition aux « outsiders » aux portes de la Russie. Mais ce n’est qu’à la fin des années 90 que cette approche s’est faite plus sérieuse. La Russie élaborait désormais une nouvelle doctrine de défense fondée sur la recherche de traités de défense renforcés avec les anciens États soviétiques ainsi que sur une augmentation importante des dépenses militaires. Au sommet de la Confédération d’États Indépendants de janvier 2000, Poutine devait proposer, soutenu pour la première fois par les autres dirigeants de la CEI, un accroissement du rôle de la Russie dans la coordination de la défense « contre le terrorisme ». Ainsi, la coalition de Poutine a précédé celle de Bush de plus d’un an et demi. Poutine est tout à fait conscient qu’une coopération plus étroite avec les États ex-soviétiques en matière de « terrorisme » peut conduire à un rapprochement dans la résistance à l’expansionnisme des USA et de l’Otan.

La Chine a un intérêt particulier à « maintenir la stabilité » dans sa province frontalière avec l’Afghanistan. Elle est de manière générale l’objet d’ouvertures à la fois de la part de la Russie et des USA. Ces derniers, par exemple, s’efforcent d’obtenir l’admission de la Chine à l’OMC tout en rejetant ses objections à la stratégie américaine de « missiles de défense ». La Chine, en réponse, s’est faite l’avocate d’une doctrine de la « multi-polarité » destinée à limiter les actions unilatérales américaines et le déploiement de leurs forces dans la région ainsi qu’à déstabiliser les pays qui accueillent des bases US. Cette approche formait la matière d’un communiqué commun sino-russe lors de la visite de Jiang Zemin à Moscou en novembre 1999.

Comme Brzezinski l’a clairement fait entendre, une alliance sino-russe est un des développements que les américains craignent le plus. On a pu relever des signes qui montrent qu’un tel rapprochement est en cours, même si ni la Chine ni la Russie ne peuvent, pour l’instant, se payer le luxe de s’aliéner complètement les États-Unis. Dans les cinq dernières années une nouvelle organisation régionale a vu le jour, le Groupe de Shanghaï, dont les membres sont la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan. Ce groupe coopère sur une série de questions commerciales, culturelles et militaires. Un des résultats de cette alliance a été la vente de chasseurs C-30 russes à la Chine. Et, bien évidemment, la Chine et la Russie sont toutes deux hostiles aux plans américains de missiles antibalistiques.

D’autres puissances secondaires, dont le Pakistan est l’exemple courant le plus évident, négocient dans les eaux troubles qui séparent leurs propres intérêts de la nécessité de plaire aux grandes puissances.

Ce panorama illustre deux aspects fondamentaux du nouvel impérialisme que j’ai mis en évidence à sa naissance. D’abord, ce nouvel impérialisme est bien plus complexe et instable que l’ancien monde bipolaire de la Guerre Froide :

« (…) la caractéristique centrale du nouvel impérialisme est que même la plus grande des grandes puissances n’a plus la capacité de structurer le monde, ou même des régions particulières du monde, que possédaient les deux superpuissances à l’apogée de la Guerre Froide. Elles essaient désormais de contrôler un monde moins stable tout en étant en compétition. Elles y arrivent parfois au moyen d’un accord mutuel mais instable, parfois par la concurrence économique, parfois par la guerre ou la menace de guerre, et le plus souvent par une combinaison de tous ces éléments… C’est précisément dans la concurrence inégale et combinée que réside l’instabilité du système. » [34]

Ensuite, la nature fracturée du nouveau monde « bipolaire » empêche les États-Unis d’agir seuls. Comme la Guerre du Golfe l’a montré :

« La coordination internationale n’est pas seulement liée au besoin de revêtir la puissance américaine d’un habit multilatéral. Les USA ont compris qu’une telle coordination multinationale était nécessaire autant que désirable. Une action militaire unilatérale contre l’Irak était trop dangereuse et une action économique unilatérale était impossible. Ainsi le besoin d’action internationale illustre la faiblesse américaine et non sa force. » [35]

Ces caractéristiques du système se sont accentuées dans les deux guerres majeures qui ont suivi la Guerre du Golfe. Dans la guerre d’Afghanistan le degré de corruption nécessaire pour former une « coalition » internationale a atteint des proportions épidémiques.

Le Pakistan était un « État voyou » avant la guerre parce qu’il combattait l’Inde sur la question du Cachemire, qu’il persistait à effectuer des essais d’armes nucléaires, et que le général Mucharraf avait pris le pouvoir par un coup d’État militaire. Aujourd’hui les sanctions sont suspendues, la dette est ré-échelonnée, des aides et des prêts sont consentis, et les combats au Cachemire ignorés par les USA. En bref, un nouvel État voyou, bien plus dangereux que l’Afghanistan, est en train de se créer sous nos yeux.

Le dernier épisode sanglant de la guerre de Moscou contre la Tchétchénie s’est déroulé après l’attaque de l’Otan sur les Balkans. Ce fait, comme le gouvernement russe l’a clairement compris, annulait toute critique occidentale. Aujourd’hui Bush a donné à la « guerre contre le terrorisme » de Poutine une nouvelle légitimité. Mais le déploiement des troupes américaines en Ouzbekistan, où le gouvernement cherche déjà à reprendre ses projets de pipelines avec les compagnies pétrolières US, et dans d’autres pays d’Asie centrale sème les graines de futurs conflits. La Chine, second en importance des concurrents de toujours des USA, est parvenue à obtenir une levée partielle des sanctions consécutives à ses ventes d’équipements militaires, imposées après le massacre de la Place Tiananmen en 1989. [36]

Au Moyen-Orient la collusion des classes dirigeantes avec l’impérialisme accroît à chaque instant l’instabilité. La « guerre contre le terrorisme » a déchaîné les forces armées de l’État israélien sur les Palestiniens, enflammant l’opinion arabe et remettant en question la stabilité des gouvernements pro-américains de la région. En réponse, Washington vend des missiles à l’Egypte, encore plus de chasseurs et de missiles au sultanat d’Oman, et a obtenu pour la Syrie un siège au Conseil de Sécurité de l’ONU. Il y a même eu un engagement purement verbal des USA en faveur d’un État palestinien. Les armes resteront au Moyen-Orient, mais la promesse d’un État palestinien sera oubliée. Le cynisme et la colère relatifs au « processus de paix » s’approfondiront en même temps que les promesses impériales resteront, les unes après les autres, lettre morte.

L’Amérique est devenue une nation moderne sous l’action de colons blancs qui ont offert à la population indigène des armes et des marchandises en échange de la destruction de leur société. Plus de trois siècles après, les graines de guerres futures sont semées par le besoin du gouvernement US de déverser sur une planète qui n’en veut pas une abondance d’armes et d’argent dans le seul but d’assurer sa domination impériale.

La gauche et l’impérialisme

La chute du stalinisme a eu sur la gauche un retentissement profond. Pendant toute la durée de la Guerre Froide la rivalité impériale était, par définition, bipolaire. C’était vrai malgré le fait que la plupart des conflits réels se déroulaient dans le tiers monde, parfois par intermédiaire. La chute d’une URSS identifiée par beaucoup au socialisme a répandu le pessimisme dans les rangs de la gauche. Il semblait désormais que les États-Unis régnaient sans partage sur le monde, sans personne pour les contester. Une horde de théoriciens s’est empressée d’attester du caractère inexorable de cette puissance.

Cette mode intellectuelle naquit au début des années 90 avec la popularisation de la thèse de Francis Fukuyama selon laquelle la chute du stalinisme avait pour conséquence qu’il n’existait plus d’alternative sérieuse au modèle du marché libre, libéral et démocratique, incarné par les USA. Le corollaire en était que deux États possédant ces caractéristiques ne se feraient jamais la guerre. La version vulgaire de cette idée était que « jamais deux pays où l’on trouve des McDonald’s ne se sont fait la guerre ». Dans d’autres visions plus à gauche, les États-Unis apparaissent comme un « hégémon » (« chef » en grec ancien) tout-puissant, dont les actes doivent être tout simplement définis comme ceux d’une entité qui a la capacité d’imposer sa volonté à ses alliés comme à ses ennemis. Ces représentations ont quelque chose de familier, reproduisant étrangement l’argumentation inaugurée par Karl Kautsky, le théoricien de la Deuxième Internationale.Kautsky proclamait que le système capitaliste du début du 20e siècle était entré dans une ère « ultra-impérialiste ». La caractéristique centrale de cet ultra-impérialisme était que tout conflit entre grandes puissances était désormais impossible puisque les firmes capitalistes étaient devenues si grosses, et les économies des puissances capitalistes majeures à ce point intégrées, que toute guerre entre elles serait trop destructive pour être envisagée. Kautsky prophétisait « une fédération des plus fortes puissances impériales qui renoncent à leur course aux armements » et par conséquent à « la menace pesant sur la paix mondiale ». Des approches contemporaines de la puissance monolithique des États-Unis aboutissent à des conclusions similaires. Il peut y avoir des guerres « coloniales », mais aucun conflit généralisé ne peut en résulter puisque le pouvoir des USA est total et indépassable.

Il y a évidemment une parcelle de vérité dans cet argument. La capacité militaire US est la plus grande du monde. Et l’économie américaine a connu une période de prospérité dans les années 90 alors que certains de ses concurrents de l’après Guerre Froide ont, comme le Japon, trébuché. Mais ce qu’ignorait Kautsky, et que persistent à ignorer les avocats modernes de l’impérialisme monolithique, c’est que le système impérialisme demeure le lieu de conflits entre les puissances majeures. Les américains ont de très loin le plus formidable arsenal militaire du monde, mais leur capacité à assurer la stabilité économique du système a puissamment décliné dans la période d’après-guerre. Et l’instabilité sociale et politique qui en résulte ne cesse de donner naissance à des menaces à l’encontre de la puissance américaine.

Ces menaces apparaissent rarement sous la forme de conflits entre puissances majeures. Le plus souvent elles mettent en scène, comme elles l’ont fait tout au long de l’histoire de l’impérialisme, des puissances mineures, des « États voyous » dans le jargon contemporain. Mais des confrontations entre les États impérialistes et des nations secondaires en viennent souvent à englober des rivalités entre les États impérialistes eux-mêmes. Le déclin économique relatif de l’Amérique, ajouté au fait qu’y compris sur le plan militaire elle est la plus puissante mais non toute puissante, aboutit à ce que les tractations troubles qui accompagnent la mise en place d’une coalition sont inévitables. Tout aussi incontournable est le fait, qui inquiète beaucoup les stratèges américains, que d’autres nations peuvent construire des coalitions contre les États-Unis. Toute une série de conflits « coloniaux » peuvent se succéder avant que de telles divisions entre les grandes puissances ne débouchent sur une menace de guerre majeure – mais les causes profondes d’un tel conflit sont présentes au sein du nouvel impérialisme.

Cette situation est fortement évocatrice des alliances mouvantes et instables qui caractérisaient le système impérialiste avant la Guerre Froide. L’Angleterre était alors une puissance dominante, mais cela n’empêchait ni les guerres coloniales ni l’apparition en conséquence des conditions d’une guerre entre les puissances majeures. En fait, on peut affirmer que les rivalités inhérentes à l’ordre mondial moderne font de l’impérialisme un système bien plus porté à la guerre que ne l’était « l’équilibre de la terreur » dans le monde bipolaire de la Guerre Froide.

La chute du stalinisme a eu un autre effet, tout aussi considérable, sur la pensée de gauche, qui a trait à la lutte contre l’impérialisme. Depuis l’époque de la dégénérescence de la Révolution Russe, à la fin des années 20, la plus grande partie de la gauche internationale identifiait le socialisme avec le contrôle étatique de l’économie, aussi autoritaire et antidémocratique que fût le régime. Cette identification connut un renforcement significatif lorsque le modèle stalinien se trouva étendu à l’Europe de l’Est, à la Chine, à Cuba, et à toute une variété de régimes post-coloniaux après la Deuxième Guerre mondiale. Pour les partis communistes et leurs compagnons de route, y compris dans les partis sociaux-démocrates, cela signifiait que les régimes qui se fondaient sur l’opposition à l’impérialisme possédaient aussi des structures sociales « progressistes ». On devait soutenir Cuba ou le Nord Vietnam, par exemple, non seulement parce qu’ils avaient droit à l’autodétermination nationale, mais aussi parce qu’ils étaient d’une certaine façon naturellement progressistes, voire socialistes.

La chute du stalinisme a plongé cette vision du monde dans la confusion. Dans chacune des guerres majeures de la décennie écoulée, une partie de la gauche s’est rangée aux côtés de l’impérialisme parce qu’elle mettait le signe = entre des régimes autoritaires et antidémocratiques qui étaient les victimes de l’impérialisme et l’impérialisme lui-même. Pour un opposant de toujours à l’impérialisme tel que Fred Halliday, l’Irak de Saddam Hussein était un régime à ce point inacceptable qu’il justifiait l’intervention brutale des plus grandes puissances militaires du monde. Pour Mark Seddon, le rédacteur en chef de Tribune, et bien d’autres à gauche, la nature du régime de Milosevic justifiait la campagne impérialiste de bombardement de la Serbie. Et aujourd’hui, beaucoup de gens de gauche considèrent les talibans comme un régime tellement réactionnaire que cela valide à leurs yeux la guerre des occidentaux contre l’Afghanistan.

Les distinctions logiques les plus élémentaires, si ce n’est pire, semblent avoir été évacuées de ces argumentations. Par exemple, on peut ne pas soutenir ces régimes – et même être politiquement hostile à chacun d’entre eux – et malgré tout s’opposer à l’intervention impérialiste. Le principe fondamental du droit des nations à disposer d’elles-mêmes exige de nous que nous reconnaissions aux peuples exploités et opprimés de ces nations le droit de régler leurs comptes avec leurs propres tyrans. Personne, à droite comme à gauche, n’a suggéré durant la longue et sanglante histoire du régime d’apartheid en Afrique du Sud que la réplique adéquate à cette tyrannie était d’y précipiter les forces armées de l’Amérique et des autres pays démocratiques. Aucune intervention impériale, comme nous l’a enseigné la longue expérience de l’Afrique, n’apporte une solution satisfaisante. Seule l’action des travailleurs d’Afrique du Sud, même si leur lutte a été longue et pleine de reculs, pouvait en définitive enterrer le régime. La gauche internationale pouvait aider et a effectivement aidé cette lutte, détruisant l’accusation selon laquelle respecter le droit des nations à l’autodétermination revient à abandonner les populations locales à la merci de leurs dictateurs.

D’ailleurs, pour la partie de la gauche influencée par le stalinisme, ces critères n’ont jamais été appliqués également. Il existe, par exemple, un régime dictatorial dirigé par une figure autoritaire entourée d’un culte de la personnalité bien développé, qui interdit la liberté d’expression, exploite les ouvriers et les paysans, et jette dans des camps de concentration les personnes dont il désapprouve les orientations sexuelles. Ce régime est celui de Fidel Castro à Cuba. Rien de tout ce qui précède ne doit détourner la gauche de s’opposer aux tentatives de l’impérialisme yankee de renverser le régime cubain, mais cela devrait nous guider sur la façon dont nous traitons des régimes tout aussi autoritaires mais qui ont le défaut de ne pas adopter une rhétorique progressiste.

Le nombre de ces régimes est susceptible de se multiplier. Le modèle de développement capitaliste étatique est bien moins répandu. Les luttes anticoloniales ont donné naissance à des classes dirigeantes, dans les nouvelles nations, qui tentent de plus en plus aujourd’hui de se tailler leur propre espace dans le système mondial en passant des accords avec les grandes puissances. Ce qui ne signifie pas que ces accords garantissent que tel allié impérial d’aujourd’hui ne se retrouvera pas demain une victime impériale, comme peuvent en témoigner Saddam Hussein, Slobodan Milosevic ou le Mollah Omar. Tout ceci tente de souligner que nous ne pouvons décider si nous nous opposons ou non à l’impérialisme selon que nous considérons ou non le comportement du régime, présent ou passé, comme progressiste.

C’était beaucoup mieux compris dans la période qui a précédé la montée du stalinisme, du moins dans la gauche révolutionnaire. Georg Lukács, au début des années 20, observait qu’au 19e siècle « les mouvements en faveur de l’unité de l’Allemagne et de l’Italie étaient les dernières luttes (de libération nationale) à être objectivement révolutionnaires ». La différences avec les luttes de libération nationale modernes, remarquait Lukács, est qu’elles sont désormais

« (…) non plus seulement des luttes contre leur propre féodalisme et absolutisme féodal – c’est-à-dire seulement implicitement progressistes – mais elles sont intégrées de force dans le contexte des rivalités impérialistes entre les puissances mondiales. Leur signification historique et leur évaluation dépendent par conséquent du rôle concret qu’elles jouent dans cette totalité concrète. » [37]

Il s’ensuit que :

« Les forces qui œuvrent aujourd’hui dans le sens de la révolution peuvent très bien opérer demain en sens inverse. Et il est vital de noter que ces changements… sont déterminés de façon décisive par les relations constamment changeantes entre la totalité de la situation historique et les forces sociales à l’œuvre. De telle sorte que ce n’est pas un très grand paradoxe que d’affirmer, par exemple, que Kemal Pacha peut représenter une constellation de forces révolutionnaire dans certaines circonstances tandis qu’un grand « parti des travailleurs » peut être contre-révolutionnaire. » [38]

Lukacs généralise à partir de positions développées par Lénine pendant la Première Guerre mondiale. Lénine, par exemple, était tout à fait conscient des déficiences de la bourgeoisie nationale dans les pays opprimés :

« Il n’est pas rare… que nous voyons la bourgeoisie des nations opprimées parler de révolte nationale, en même temps que dans la pratique elle conclut des accords réactionnaires avec la bourgeoisie de la nation oppressive derrière le dos de, et contre, son propre peuple. Dans de telles situations la critique des marxistes révolutionnaires ne devrait pas être dirigée contre le mouvement national, mais contre sa dégradation, sa transformation vulgaire, contre la tendance à le réduire à une querelle mineure. » [39]

Lénine était par conséquent fermement opposé à ceux qui, à gauche, conditionnaient leur opposition à l’impérialisme parce que ceux qui lui faisaient face n’étaient pas porteurs d’idées progressistes :

« Imaginer qu’une révolution sociale soit concevable… sans accès révolutionnaires d’une section de la petite bourgeoisie avec tous ses préjugés, sans un mouvement des masses prolétariennes et semi-prolétariennes politiquement non conscientes… se ramène à rejeter la révolution sociale (qui) ne peut être autre chose qu’un accès de lutte de masse de la part de tous les éléments divers des opprimés et des mécontents. Inévitablement… ils apporteront dans le mouvement leurs préjugés, leurs fantaisies révolutionnaires, leurs faiblesses et leurs erreurs. Mais objectivement ils attaqueront le capital…

La dialectique de l’histoire est telle que de petites nations, impuissantes en tant que facteur indépendant de la lutte contre l’impérialisme, jouent un rôle comme l’un des ferments, l’un des bacilles, qui aident la véritable force anti-impérialiste, le prolétariat socialiste, à faire son apparition sur la scène. » [40]

Nous ne vivons pas à l’époque de la Révolution Russe, mais il est toujours vrai que le fait que nous nous opposions ou non à l’impérialisme est déterminé par la totalité des relations dans le système à chaque moment donné, et non pas seulement par le caractère interne des régimes qui se retrouvent, même inefficacement, opposés à l’impérialisme.

Impérialisme, anti-impérialisme et socialisme

L’impérialisme est un système qui évolue. Depuis l’aurore du capitalisme, l’expansion internationale était inscrite dans sa structure. L’union avec l’Ecosse et la colonisation de l’Irlande ont formé l’un des premiers États capitalistes, la Grande Bretagne. Les deux événements ont été modelés de façon décisive par la révolution du 17e siècle. Et l’une des premières guerres post-révolutionnaires de la Grande Bretagne l’a opposée au deuxième plus important État capitaliste de l’époque, la République Hollandaise. Les États capitalistes naissants et les empires précapitalistes déclinants luttèrent pour dominer l’Amérique, l’Afrique, l’Asie et l’Extrême Orient. Pendant deux siècles, les anglais, les hollandais, les français, les allemands, les italiens et d’autres puissances se sont battus pour conquérir le globe et soumettre les populations indigènes et les puissances secondaires.

L’apogée fut atteinte au 20e siècle, qui vit des puissances totalement capitalistes s’affronter dans deux guerres mondiales, et de façon répétée dans d’innombrables conflits coloniaux. Au début du siècle, Lénine et Boukharine ont souligné les deux tendances contradictoires qui dominent toujours le système capitaliste moderne. Boukharine écrivait : « En même temps que l’internationalisation de l’économie et l’internationalisation du capital, se déroule un processus d’enchevêtrement « national » du capital, un processus de « nationalisation » du capital, porteur des plus grandes conséquences » [41]. La mondialisation, d’une part, et le réseau militaro-industriel massif de l’État moderne, d’autre part, sont la forme moderne de cette contradiction. Le résultat est que la compétition économique et l’inégalité et l’instabilité qu’elle crée reproduisent constamment la concurrence militaire et la guerre. La tendance à la guerre a brisé et reconstruit le système impérialiste tout au long du 20e siècle.

Depuis la Deuxième Guerre mondiale la plupart des colonies ont obtenu leur indépendance formelle. Des oppresseurs sont venus et repartis, ont livré leur bataille, et se sont intégrés au système international de subordination relative des États. Ce processus a commencé avec les colonies américaines dans les années 1770 et s’est poursuivi par la libération de l’Irlande et de l’Inde, entre autres, au cours du 20e siècle. Cela ne signifie pas pour autant que la question nationale a disparu – mais qu’elle a, comme l’impérialisme lui-même, évolué vers de nouvelles formes. Les classes dirigeantes indigènes qui ont pris la place de leurs seigneurs coloniaux ont souvent combattu pour se débarrasser de nouvelles forces nationalistes à l’intérieur de leurs frontières souvent artificielles. C’est ainsi, par exemple, que la classe dirigeante postcoloniale indonésienne s’est employée à soumettre les Est-Timorais. En même temps, ces nouveaux dirigeants ont lutté contre la force économique et militaire omniprésente des grandes puissances. Ce qui nous ramène à la nécessité, soulignée par Lukács, d’évaluer chaque lutte anti-impérialiste du point de vue de l’alignement total des forces dans le système impérialiste.

Il existe cependant une position sociale consistante à partir de laquelle cette évaluation peut être opérée. En même temps que leurs dirigeants ou prétendus tels se contorsionnent entre le colonialisme ou l’indépendance, la soumission ou la guerre, le pouvoir incontournable de l’économie mondiale et le poids des grands États pèsent sur les travailleurs et les paysans de ces sociétés. C’est là que nous trouvons la grande force constante opposée au système impérial tout au long de son évolution. Quelle que soit la variabilité de ses formes – de l’accumulation primitive par le commerce des esclaves, en passant par les premières colonies, aux grandes guerres impériales du 20e siècle – ces classes ont été en opposition constante au système. Il est certain que leur lutte n’a pas toujours été victorieuse. Elle est souvent restée latente pendant de longues périodes, mais elle s’est, malgré tout, manifestée encore et encore en affrontant à la fois les puissances impériales et le système capitaliste qui leur avait donné naissance.

Karl Marx a démontré une donnée essentielle : quel que soit le point auquel la propagation des rapports capitalistes peut transformer la structure économique de ce que nous appelons aujourd’hui le tiers monde, quel que soit le nombre des nations qui accèdent à l’indépendance, la tâche fondamentale de la libération humaine repose toujours sur les travailleurs. Il écrivait à propos de la domination anglaise en Inde :

« Tout ce que la bourgeoisie anglaise peut être contrainte de faire n’émancipera pas plus qu’elle n’améliorera la condition sociale de la masse du peuple, ce qui dépend non seulement du développement des forces productives, mais de leur appropriation par le peuple. Mais ce qu’elle ne manquera pas de faire est d’en poser les bases matérielles. La bourgeoisie a-t-elle jamais fait davantage ? A-t-elle jamais réalisé un progrès sans traîner les individus et les peuples dans le sang et dans la boue, dans la misère et la déchéance ?

Les Indiens ne récolteront les fruits des nouveaux éléments de société répandus parmi eux par la bourgeoisie britannique tant qu’en Grande Bretagne même les classes aujourd’hui dominantes n’auront pas été remplacées par le prolétariat industriel, ou tant que les Hindous eux-mêmes ne seront pas devenus suffisamment forts pour secouer le joug anglais. » [42]

Les Britanniques ont finalement été chassés des Indes, mais la tâche fondamentale dont parlait Marx demeure inachevée. Depuis l’époque de Marx, la classe ouvrière, aussi bien en Inde qu’ailleurs dans le tiers monde, s’est développée au point de se rendre capable de jouer un rôle beaucoup plus important face aux héritiers de la domination impériale, que ce soit la bourgeoisie indigène ou des puissances étrangères nouvelles. La croissance de la classe ouvrière internationale a été cependant un processus lent. C’est seulement aujourd’hui que les travailleurs salariés sont peut-être la majorité des opprimés et des exploités du monde. Des formes diverses de coercition « extra-économique » sur les travailleurs ont été employées par le système jusqu’au 20e siècle. Dans les économies les moins industrialisées la classe ouvrière est davantage différentiée qu’ailleurs en couches agricoles et semi-prolétariennes. Et les paysans constituent toujours aujourd’hui une vaste proportion des exploités et des opprimés du monde. Malgré tout cela, comme le montre une importante étude, « en même temps que l’ère coloniale a laissé la place au post-colonialisme après la Deuxième Guerre mondiale, la division traditionnelle du travail a commencé à changer. Un développement industriel substantiel, même s’il est inégal, a commencé dans de nombreuses régions du tiers monde, ce qui a modifié de façon significative les conditions sociales et économiques des travailleurs » [43]. C’est une nouvelle division internationale du travail qui a

« (…) restructuré fondamentalement les rapports de production dans le tiers monde, avec l’émergence d’un secteur manufacturier orienté vers le marché mondial. Les « usines du marché mondial » ont mis en place une surexploitation de leurs salariés essentiellement féminins, mais ont créé les conditions de l’apparition d’une confrontation « classique » entre le capital et le travail. » [44]

Nous avons vu ce processus économique à long terme de formation des classes commencer à s’exprimer, même si c’est de façon inégale, sous forme de conscience et d’organisation de classe. Si nous pensons aux syndicats dans des pays aussi distants que l’Afrique du Sud, la Corée du Sud, le Brésil et l’Indonésie, nous voyons qu’il existe des possibilités. Ces courants ne sont d’aucune manière homogènes, même parmi les socialistes, chez lesquels on trouve à la fois des tendances réformistes et révolutionnaires. Et le socialisme, quelle que soit la façon dont il est défini, est loin d’être le seul ou le plus important ensemble d’idées exprimant la résistance au système. Les idées nationalistes et islamistes, pour ne citer que les tendances les plus importantes, ont le soutien de millions de travailleurs, de paysans et de pauvres sur la planète.

Malgré tout, les socialistes ont vraiment une opportunité de construire un soutien à leurs vues qu’ils n’ont pas eue depuis des générations. La mondialisation a créé une classe ouvrière internationale plus nombreuse que jamais dans l’histoire du capitalisme. Mais elle n’a pas réussi à créer un système capable d’apporter des moyens d’existence acceptables pour des millions de travailleurs. La conséquence en est un renouveau de la tendance à la guerre qui est une caractéristique de la structure impériale contemporaine. La chute du stalinisme signifie qu’il n’y a plus d’ennemi idéologique à blâmer. Cette situation a par conséquent créé une crise de confiance dans le système. L’expression concrète de cette crise se trouve dans le mouvement anticapitaliste international.

C’est dans ce mouvement anticapitaliste, qui connaît un débat tendant à en faire aussi un mouvement anti-impérialiste, que les socialistes révolutionnaires peuvent commencer à recueillir une audience plus large pour l’idée que les travailleurs ont le pouvoir de renverser le règne du capitalisme et de l’impérialisme. En plus, ils peuvent commencer à avancer avec succès l’idée que le système peut être remplacé par un système international de travail coopératif organisé de telle sorte qu’il satisfait les besoins de ceux qui produisent la richesse sociale. La seule autre alternative revient à permettre à nos dirigeants de poursuivre le travail de routine de l’impérialisme – l’organisation de la misère humaine.

Voir en ligne : Paru à l’origine dans International Socialism Journal n°93, Hiver 2001

Notes

[1R Leger Sivard, World Social and Military Expenditures (Washington, 1996), p. 17.

[2M Parvizi Amineh, Towards the Control of Oil Resources in the Caspian Region (New York, 1999), pp. 5-6.

[3Ibid, pp. 7-8.

[4Ibid, pp. 6-7.

[5Ibid, p. 11.

[6B Sutcliffe, 100 Ways of Seeing an Unequal (Londres, 2001), p. 14.

[7Cité par A G Frank, «  Caspian Sea Oil, Still the Great Game for Central Eurasia  », un essai de M P Croissant et B Aras (eds), Oil and Geopolitics in the Caspian Sea Region (Wesport, Conn., et Londres, 1999), http://csf.colorado.edu/archive/agfrank.

[8W J Clinton, «  On Track In Kosovo Toward Balkan Renaissance  », International Herald Tribune, 24 mai 1999.

[9«  Nous avons démontré que nous étions désireux d’entreprendre une action militaire, pas pour saisir des territoires, pas pour l’expansion, pas pour les ressources minérales. Il n’y a pas de pétrole au Kosovo… Il y a seulement une lignite sale  », Robin Cook, interviewé par John Lloyd, New Statesman, 5 juillet 1999, p. 19.

[10A Rashid, Taliban : Oil, Islam and the New Great Game in Central Asia (Londres, 2000), p. 144.

[11M Parvizi Amineh, op cit, pp. 82-84.

[12H Pinter, «  The NATO Action in Serbia  », in T Ali (ed), Masters of the Universe  ? NATO’s Balkan Crusade (Londres, 2000), p. 333.

[13Cité dans «  Caspian Pipeline Tug Of War : Washington Favours Geopolitics Over Economics  », International Herald Tribune, 9 novembre 1998.

[14Cité in A Rashid, op cit, p. 156.

[15Strategic Forecasts report, «  Ajerbaijan Forces Pipeline Issue  » (1999), www.stratfor.com

[16Communiqué de presse de la US Trade and Development Agency, 2 juin 1999.

[17Voir A G Frank, op cit.

[18«  Racing For Arms  », The Economist, 5 juin 1999. Pour plus de détails voir J Rees, «  Oil, Gas and NATO’s New Frontier  », New Political Economy, vol 5, N° 1 (mars 2000), pp. 100-104.

[19Cité par A G Frank, op cit.

[20Ibid.

[21Voir International Institute for Strategic Studies, Strategic Survey 2000/2001 (Londres, 2001), p. 63.

[22Ibid.

[23K Weisbrode, «  Central Eurasia : Prize or Quicksand  ?  », International Institute for Strategic Studies, Adelphi Paper 338 (Londres, 2001), p. 23.

[24Ibid, p. 24.

[25Voir G Achcar, «  Rasputin Plays at Chess : How the West Blundered Into a New Cold War  », in T Ali (ed), op cit, pp. 66-72.

[26Ibid, p. 72.

[27Cité par A Rashid, op cit, p. 130.

[28D Johnstone, «  Humanitarian War : Making the Crime Fit the Punishment  », in T Ali (ed), op cit, p. 154.

[29G Achcar, op cit, p. 74.

[30Pour une vision plus élaborée de ce processus, voir J Rees, «  The New Imperialism  », in Marxism and the New Imperialism (Londres, 1994), pp. 67-71.

[31Voir K Weisbrode, op cit, p. 19.

[32Ibid, p. 19-20.

[33Ibid, p. 20.

[34J Rees, «  The New Imperialism  », op cit, p. 117.

[35Ibid, p. 121.

[36J Wilkson, S Goldenberg, E MacAskill, J Steele, «  New Brothers in Arms – Cans and Intelligence  », The Guardian, 20 octobre 2001.

[37G Lukacs, Lenin : A Study in the Unity of his Thought (Londres, 1977), p. 46.

[38G Lukacs, History and Class Consciousness (Londres, 1971), p. 311.

[39V I Lénine, Collected Works, vol 23 (Moscou, 1964), p. 61.

[40Ibid, vol 22, pp. 355-357.

[41N Boukharine, cité par A Brewer, Marxist Theories of Imperialism : A Critical Survey (Londres, 1980), p. 106.

[42K Marx, cité ibid, p. 58.

[43R Munck, The New International Labour Studies (Londres, 1988), p. 33.

[44Ibid.


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