1968 : le monde se lève

par Ambre Ivol

13 octobre 2009

Quiconque tente d’interpréter la résurgence du militantisme étudiant ces derniéres années doit considérer qu’il s’agit d’un phénomène mondial. Où que l’on porte le regard - sur des pays sous-développés et en stagnation comme l’Indonésie, sur d’autres, comme le Japon, en expansion économique rapide et réussie, sur des dictatures de droite comme l’Espagne, des systémes communistes comme la Tchécoslovaquie et la Pologne et sur des démocraties occidentales comme l’Allemagne, la France, l’Italie et les Etats-Unis - on trouve des mouvements étudiants offensifs défiant leurs gouvernements de réaliser les idéaux sociaux dont ils se revendiquent. [1]

Le Vietnam au centre du monde

Dans la mémoire collective, l’année 1968 est marquée par la triple influence de l’offensive vietnamienne du Têt en janvier, du mouvement de Mai français et des Jeux Olympiques de Mexico en octobre durant lesquels les champions Tommy Smith et John Carlos défiè rent l’Etat américain en levant un poing ganté de noir, symbole du Black Power, lors de la cérémonie de remise des mé dailles. Au cours de cette année, l’ordre établi se fissure à une échelle nouvelle. Aux États-Unis, on n’avait pas vu de crise sociale d’une telle ampleur depuis la guerre de Sécession un siècle plus tôt [2]. En France, c’est la grève générale la plus importante de l’histoire du pays — le journal Le Monde publia une étude sur les mouvements étudiants dans le monde qui montre que l’apogée fut at teinte entre mai et juin 1968, au moment de la grève générale en France [3].

1968 commence avec l’offensive du Têt en janvier. Les attaques simultanées par le mouvement de libération natio nale vietnamien dans quasi-toutes les villes du Sud-Vietnam furent largement interprétées comme une défaite cuisante pour les États-Unis. Il fallut décupler les bombardements et augmenter le nombre de troupes américaines dans la région pour masquer cette humiliation. En résonance directe avec la prise d’assaut par le nord-Vietnam de l’ambassade américaine à Saigon, les manifestants contre la guerre multiplièrent les actions contre les ambassades américaines de leurs pays. Ainsi, la résistance vietnamienne à la première puissance militaire mondiale servit de catalyseur aux mouvements contestataires du monde entier. Le terrible massacre de paysans vietnamien à My Lai fut dévoilé par la presse en mars 68, alors que l’opinion publique était de plus en plus divisée sur la guerre, avec pour la première fois, d’avantage d’Américains opposés à l’occupation (40 % contre 26 % sondage Gallup de mars 68).

Tariq Ali, dirigeant du mouvement antiguerre britannique d’origine pakistanaise, se souvient de l’impact international de l’offensive du Têt lors de la conférence annuelle de l’organisation de la nouvelle gauche allemande Sozialistischer Deutscher Studentenbund (SDS) à laquelle il participait. A cette occasion, deux soldats noirs américains furent invités à témoigner de l’horreur de la guerre au Vietnam, du racisme de l’armée et du niveau de contestation émergeant parmi les soldats. Dès 1968, les prémisses de la résistance de l’armée américaine se faisaient sentir. Il y avait alors en réalité deux fronts de résistance, l’un au Vietnam et l’autre représenté par le mouvement international contre la guerre [4]. Le mouvement de libération nationale vietnamien est l’exemple le plus clair d’un mouvement de résistance ayant rayonné à une échelle internationale. L’offensive du Têt avait ébranlé la confiance des élites américaines, porté un coup au moral des appelés et ce faisant avait commencé à inverser le rapport de forces en faveur des Vietnamiens [5].

Le processus de luttes de décolonisation commencé dans les années précédentes avec l’Inde puis en Afrique avec le Ghana (ancienne Côte d’Or), le Congo et le Kenya était une source d’inspiration dans le monde entier. À l’aube des sit-in dans le Sud des États-Unis en 1960, la jeunesse afro-américaine commençait à développer une conscience particulièrement aiguë des dynamiques de luttes d’indépendance africaines. Le mouvement de libération noire allait à son tour devenir un symbole international lors des JO de 1968 à Mexico. Le symbole du Pouvoir Noir représentait alors plus qu’une simple affirmation de l’identité afro-américaine. Il exprimait une forme d’internationalisme exprimée avec force lors du refus du boxeur Muhammad Ali de se battre au Vietnam : au risque de perdre son titre de champion, il déclara sa solidarité avec les vietnamiens, car aucun d’eux ne l’avait « jamais traité de nègre ». Pour les États-Unis qui se voulaient un symbole de démocratie dans le monde face à l’Union soviétique, l’affront des sportifs vainqueurs Smith et Carlos était un signe de plus, lancé à la face du monde, dans le sillage de la contestation étudiante dans le pays, que le géant capitaliste avait des pieds d’argile.

Naissance d’une gauche nouvelle

Il semble qu’en 1968 le système idéologique mis en place au sortir de la Seconde Guerre mondiale est fortement ébranlé. La « fin des idéologies » tant célébrée par certains intellectuels (pour beaucoup déçus du stalinisme) ayant choisi de prendre fait et cause pour le « siècle américain » et contre les dictatures dans le monde (l’URSS et ses satellites) ne borne plus les horizons historiques d’une jeunesse qui s’interroge sur sa position sociale et prend conscience de sa propre force collective. Cette recherche d’alternatives politiques, commencée autour de 1956 avec la révolution hongroise, le mouvement contre le nucléaire en Europe, le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis et les mouvements de décolonisation allait se cristalliser autour de l’appellation de « nouvelle gauche », qui prend des formes politiques différentes selon les pays, mais qui touche les quatre coins du monde. Ainsi, le pays d’accueil des JO de 68 était lui aussi ébranlé en profondeur par un mouvement étudiant de grande ampleur, culminant lors d’émeutes qui furent réprimées dans le sang par le gouvernement mexicain à peine dix jours avant le début des Jeux.

C’est donc une longue décennie de crises qui s’ouvre dans les années soixante. Ceci tient en partie à des transformations structurelles à l’oeuvre depuis les années quarante et ouvrant sur la période de boom économique des Trente Glorieuses. Fondée sur une économie permanente d’armement dans un contexte de guerre froide, cette complexification du capitalisme suscite de nouveaux besoins technologiques et donc la nécessité de former un nouveau type de main d’oeuvre. La massification de l’enseignement supérieur allait permettre de former des travailleurs aux qualifications différentes, plus complexes et plus spécialisées que dans la période précédente. Ainsi, la conscience internationaliste des étudiants est en partie fondée sur le développement de ce processus à une échelle mondiale, suscitant chez des dizaines de milliers d’entre eux une réflexion quant à la nature de leur position sociale ainsi que le sentiment d’une aliénation grandissante face à la technicisation accrue des formations universitaires. Cette génération d’étudiants allait chercher à allier sa contestation du racisme et de la guerre à la contestation d’un système éducatif voué à produire des machines plutôt que des êtres humains.

En 1960, le président de l’université de Berkeley, Clark Kerr, considérait que le poids économique des universités américaines était comparable à celui de l’industrie automobile au début du XXe et de l’industrie des transports ferroviaires au début du XIXᵉ siècle. Au début des années 60, il y avait aux États-Unis plus d’étudiants que de mineurs, ou que d’ouvriers du bâtiment. En France, on passe de 30 % de paysans à 16 % en 1967. Aux Etats-Unis, la migration vers les centres urbains du nord et du sud est un facteur important dans le développement du mouvement des droits civiques, avec, dans certaines villes, une population noire qui augmente de près de 80 % entre 1940 et 1960. Ce contexte d’urbanisation croissante fournit une base militante essentielle à la construction d’organisations militantes afro-américaines comme le Student Nonviolent Coordinating Committee (prononcé le « Snick », moteur du mouvement dans le Sud de 1960 à 1965) et le parti des Black Panthers dans les ghettos de la côte est (à partir de 1966) [6].

1968 est souvent perçue comme l’année des étudiants. Et pour cause. De Pékin à Prague, de Paris à Berkeley, de Mexico à Berlin, les étudiants contribuèrent de façon cruciale au développement de ce mouvement international. En Corée du Sud, ils contribuèrent à imposer la démission de Syngman Rhee en Turquie, des émeutes étudiantes précipi­tèrent un coup d’État ; au Japon, le gou vernement Kishi dût démissionner sous la pression de manifestations étudiantes de masse qui protestaient contre le traité de Sécurité entre le Japon et les États-Unis. À Taiwan et à Okinawa, en Grande Bretagne et aux États-Unis, les étudiants étaient devenus, selon le sociologue américain C. Wright Mills, « de véritables agents de changement social » [7].

Communément appelée « nouvelle gauche », cette vague de contestation prit la forme de mouvements nationaux s’alimentant les uns les autres, dialoguant directement au travers de diverses publications ou indirectement en s’inspirant de symboles mutuels. Par exemple, le film de Gillo Pontecorvo La Bataille d’Alger fut largement diffusé sur les campus universitaires d’Europe et des États-Unis et le mouvement féministe américain s’identifiait à la figure de la femme colonisée algérienne dans son propre combat pour asseoir ses droits. Vers la fin de la décennie, les liens entre les mouvements antiguerre se structu rent à l’échelle mondiale. avec notamment le Tribunal des crimes de guerre des États-Unis organisé par le philosophe Bertrand Russel à Stockholm et auquel participèrent, entre autres, les intellectuels Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, le pacifiste américain David Dellinger, le romancier afro-américain James Baldwin et le militant des droits civiques (défenseur du nationalisme noir) Stokely Carmichael, ainsi que Tariq Ali, le militant trotskyste Ernest Mandel et des figures de la gauche pakistanaise, japonaise et turque [8]. Par ailleurs, Carl Oglesby, représentant de la nouvelle gauche américaine Students for a Democratic Society (SDS), avait fait de nombreux voyages en Europe pour rencontrer des représentants des mouve ments antiguerre européens.

Conscience collective et luttes nationales

Plus qu’une simple année, « 1968 » couvre une longue période, marquée par les flux et les reflux des mouvements de masse, avec des pics de mobilisa tion populaire atteints à différents mo ments selon les pays. Ainsi, en France la mobilisation est maximale en mai et juin 1968, alors qu’aux États-Unis, elle atteint son sommet en mai 1970 lors de la vague de grèves étudiantes la plus importante de l’histoire du pays. Les étudiants protestaient alors contre l’in vasion du Cambodge par le gouverne ment de Richard Nixon (Républicain élu en 1968 sur une fausse promesse de met tre fin à la guerre) et contre la répression brutale par la garde nationale de mani festations ayant entraîné la mort par bal les de trois étudiants en février1968 à Orangeburg en Caroline du Nord et de quatre étudiants à l’université de Kent State en avril 1970.

En effet, les transformations sys témiques à l’oeuvre durant les Trente Glorieuses vont se traduire différemment pour s’exprimer dans des cadres natio naux bien spécifiques. L’émergence de la nouvelle gauche aux Etats-Unis s’ex prima en termes essentiellement généra tionnels dès le début de la décennie avec la rédaction du manifeste de Port Huron (d’après le nom de la ville où fut fon dée le SDS). Rejetant tout référence à l’idéologie de la « vieille gauche » (Old Left) des années trente et quarante, elle en appelait aux valeurs humanistes de la jeunesse et cherchait à faire table rase autant de l’anticommunisme virulent du gouvernement fédéral que des erreurs du parti communiste américain. En ceci, la nouvelle gauche américaine se distinguait d’autres cultures politiques européennes notamment, où la rupture avec le passé n’est pas aussi radicale.

En France, le mouvement de mai-juin 68 inclura des sections plus diverses de la population, permettant aux étudiants d’établir des ponts avec des secteurs en lutte de la classe ouvrière. Rien de comparable ne fut possible aux États-Unis, même si quelques mouvements de solidarité entre étudiants et travailleurs furent ébauchés localement lors de la grève de l’université de Columbia en 1968 par exemple ou lors des mouvements dans la région de Boston et en Californie. En ceci, l’histoire de la chasse aux rouges aux États-Unis, combinée à la place centrale du combat pour les droits des afro-américains, allaient être des facteurs déterminants dans les formes spécifiques des luttes des années soixante. En France, l’influence du parti communiste et de la CGT allait aussi peser sur la situation politique du pays, et ce dans un contexte de modernisation accélérée du capitalisme français sous la coupe du général De Gaulle.

La fin d’un cycle et la mémoire des victoires

En somme, si la période symbolisée par 1968 ne peut être comprise qu’en termes internationaux, avec comme centre de gravité la lutte contre l’impérialisme américain, les mouvements se structurent et se codifient selon des contextes historiques nationaux, tirant leurs forces et leurs faiblesses de l’histoire particulière de la gauche dans les différents pays. Mais la simultanéité de ces mouvements contestataires, de l’Afrique au Vietnam, des États-Unis à l’Europe. du Pakistan au Japon, de l’Amérique latine aux pays du bloc soviétique, ouvrit cependant le champs des possibles politiques à une échelle inédite, permettant pour une génération nouvelle de rompre avec le cadre idéologique de la guerre froide, qui pesait comme une chape de plomb sur le monde entier. Le cycle de transformations économiques, sociales et culturelles ouvert dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale allait tirer à sa fin lors des crises pétrolières de 1973-4 et le début d’une nouvelle récession économique mondiale.

Dans la période d’austérité qui s’ouvre alors, les expériences de luttes deviendront de véritables acquis politiques, dont les retombées se font sentir jusqu’à aujourd’hui, tant par les luttes contre les discriminations raciales et sexuelles, que par le renforcement de traditions de combativité syndicale, comme en France, ou contre la guerre, comme aux Etats-Unis, une tradition que les élites américaines appelèrent « le syndrome de la guerre du Vietnam ». Mais, loin d’être un traumatisme, pour celles et ceux qui étaient partie prenante de ce combat à échelle mondiale, 1968 représente au contraire la preuve de la force collective qui s’amassa durant cette longue décennie et qui infligea des défaites, certes partielles, mais non moins réelles, aux principales puissances économiques et militaires du monde.

— 

Bibliographie indicative :

- George Katsiaficas, The Imagination of the New Left : A Global Analalysis of 1968 (South End Press, Boston, 1987).

- Chris Harman, The Fire Last Time : 1968 and After (1988, Bookmarks, Londres) extrait en français.

- Tariq Ali, Streetfighting Years : an Autobiography of the Sixties (Verso, London, 2005).

- Michael Albert, Remembering Tomorrow : from SDS to Life after Capitalism – a memoir (Seven Stories Press, New York, 2006).

- Peniel E. Joseph, Waiting ’til the Midnight Hour : a Narrative History of Black Power in America (Henry Holt company, 2006).

- Howard Zinn, Une Histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours (Agone, Marseille, 2002).

- Jonathan Neale, The American War : Vietnam 1960-1975 (Bookmarks, Londres, 2001).

Notes

[1Lipsett est un spécialiste des mouvements étudiants, cité dans George Katsiaficas, The Imagination of the New Left : A Global Analysis of 1968 (SouthEnd Press, Boston, 1987), p. 41.

[2Citation d’un rapport de la commission présidentielle américaine sur les turbulences étudiantes. Katsiaficas, op cit., p. 117.

[3Constat fait à partir de compilations d’articles parus dans Le Monde traitant des mouvements étudiants dans le monde, cité dans The State of the World Atlas, Michael Kidron et Ronald Segal (Londres, Pluto Press et Heineman Publishers, 1981), pp. 64-5. Katsiaficas, op cit., p. 42.

[4Tariq Ali, Streetfighting Years : an Autobiography of the Sixties (Verso,London, 2005), p. 246.

[5Ali, Streetfighting, p. 291.

[6Katsiaficas, Imagination, p. 26.

[7Katsiaticas, op cit., p. 40.

[8Ali, Streetfighting, p. 193.


Articles similaires

Partagez

Contact

Liens

  • npa2009.org

    Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).

  • contretemps.eu

    Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.

  • inprecor

    Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.

  • isj.org.uk

    International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.

  • lcr-lagauche.be

    Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.

  • marxists.org

    Base de données de référence pour les textes marxistes.

  • npa-formation.org

    Le site de la commission nationale formation du NPA.


Site propulsé par SPIP | Plan du site | RSS | Espace privé